Sur la méthode de Descartes

Évidence vs expérience 
En proposant une nouvelle méthode de conduite de l’esprit, DESCARTES (1596-1650) entendait mettre fin à la Scolastique usant et abusant de l’argument d’autorité (Aristote ou les Pères de l’Eglise) et du Syllogisme.
Le philosophe conçoit sa méthode en s’inspirant des mathématiques. Il en parle comme d’une Mathesis Universalis, soit « une mathématique, ou science, universelle » et y voit le moyen de servir le « Bon Sens » ; c’est-à-dire la « puissance de bien juger et de distinguer le vrai d’avec le faux », ou encore la Raison. Bon sens et Raison sont naturels et universellement partagés dans l’humanité, mais leur usage spontané peut errer. Il faut donc une méthode pour en assurer l’usage et faire progresser la connaissance. Enfin, l’auteur du Discours de la Méthode (1637) la veut brève et facile à retenir. C’est pourquoi il la limita à seulement quatre préceptes énoncés dans la 2ème partie :
1- « Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne connusse évidemment être telle : c’est-à-dire, d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présentait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. »
< Règle de l’Evidence ou de l’Intuition indubitable >
2- « Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre. »
< Règle de l’Analyse (réduction au simple) >
3- « Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés,  jusques à la connaissance des plus composés ; et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns des autres. » 
< Règle de la Synthèse ou de la Déduction >
4- « Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien y omettre. »
< Règle du Dénombrement, s’appliquant, au second degré, aux règles 2 et 3 > 

Comme il est aisé de le remarquer, cette méthode est entièrement « intellectuelle » : de la conception du vrai au dénombrement (tenant lieu de « vérification ») en passant par l’organisation des connaissances,  tout se passe dans l’esprit. Nulle mention de l’observation et pas davantage de l’expérience. Mais alors comment être garanti de la vérité des « évidences intellectuelles » qui conditionnent toutes les connaissances, puisque déduites d’elles ?
On a dit de Descartes qu’il incarnait le rationalisme classique, mais il est bien plus métaphysicien encore ! En effet, cette garantie, le penseur de la « Lumière naturelle » (la Raison), va la chercher en Dieu lui-même. Excusez du peu ! De fait, la doctrine du Dieu vérace est une pièce indispensable du dispositif cartésien de la production de la vérité. Dieu, dont les pseudo-preuves de l’existence ont été apportées dans les Méditations métaphysiques IV[1] et V[2] ; Dieu donc, me garantit de la vérité de mes évidences obtenues selon la méthode. Comment ? Le fait de posséder en lui les vérités éternelles de toutes choses (par lesquelles il les a créés) ne suffirait pas. A la véracité divine, il faut cependant ajouter sa bonté infinie qui n’est, elle, pas « prouvée », mais affirmée : « il n’est pas trompeur » (AT 55) nous informe Descartes ! La messe est dite : le sujet cartésien métaphysique est enfin aux commandes de la connaissance sans rien au-dessus de lui pour le contraindre – Dieu n’est pas seulement infiniment bon, il absolument muet ! Le tour de passe-passe théo-logique de Descartes, qui rappelons-le « avance masqué », lui sert, de facto, à contourner le pouvoir de L’Eglise en matière de recherche scientifique.  
Toute mathématique qu’elle soit, cette méthode ne peut manquer de conduire à de grossières erreurs dès lors qu’on l’applique, précisément, hors du champ des mathématiques, dans les domaines où ce qui est à connaitre relève de l’expérience, comme la physique ou la médecine[3].
Le plus grand défaut de la méthode n’est pas de laisser une trop grande part à la subjectivité et à ses imaginations, il tient à sa nature déductiviste. Dans la VIème partie du Discours de la Méthode Descartes va rencontrer les limites épistémologiques d’une telle démarche.
« Premièrement, j’ai tâché de trouver en général les principes, ou premières causes, de tout ce qui est, ou qui peut être, dans le monde, sans rien considérer, pour cet effet, que Dieu seul, qui l’a créé, ni les tirer d’ailleurs que de certaines semences de vérités qui sont naturellement en nos âmes [allusion aux « idées innées », comme celle de substance]. Après cela, j’ai examiné quels étaient les premiers et plus ordinaires effets que l’on pouvait déduire de ces causes [à savoir ses « créations » : la Nature et ses réalités générales, comme la terre, le ciel, etc.]. »
Ensuite, Descartes explique qu’il est « descendu » aux réalités plus particulières ; là, première rencontre avec la nécessité de l’expérience, il déclare que pour les répertorier, sans les confondre avec d’autres seulement possibles, il ne faut plus déduire, mais observer et procéder à des relevés empiriques.
Puis, de nouveau, Descartes revient à la déduction et dit avoir pu expliquer ces choses par les principes de départ. Sauf, qu’il y a rencontré une difficulté : « Mais il faut aussi que j’avoue que la puissance de la nature est si ample et si vaste, et que ces principes sont si simples et si généraux, que je ne remarque quasi plus aucune effet particulier, que d’abord je ne connaisse qu’il peut en être déduit en plusieurs façons, et que ma plus grande difficulté est d’ordinaire de trouver en laquelle de ces façons il en dépend. » (AT 64-65).
Autrement dit, les principes de nature métaphysique sont inopérants quand il s’agit d’expliquer des effets particuliers ; et la méthode déductiviste, inefficace, quand les objets ne sont plus mathématiques, mais physiques. Comment faire alors ?
«… à cela je ne sais point d’autre expédient, que de chercher derechef quelques expériences, qui soient telles, que leur événement ne soit pas le même, si c’est en l’une de ces façons qu’on doive l’expliquer, que si c’est en l’autre. » (AT 65)
Ici, le penseur des « premiers principes », apôtre du Dieu vérace, est forcé de reconnaitre l’importance d’un nouveau recours à l’expérience pour pouvoir trancher entre divers explications possibles. C’est ce qu’avant lui, l’anglais Francis BACON (1561-1626), père de la science moderne, nommait « l’expérience cruciale » ; notion que Claude BERNARD (1813-1878) reprendra, plus tard, pour la théoriser, dans son Introduction à l’étude de la méthode expérimentale (1865).
Ainsi, parti d’une méthode « mathématique » et, surtout subjective, faisant de l’évidence ou de l’intuition intellectuelle, la clé de voûte  de la vérité, Descartes en arrive un peu malgré lui, mais fort honnêtement à reconnaître le rôle incontournable de l’expérience aussi bien sous sa forme d’observation que sous celle de critère probatoire.
Que n’eût-il pas débuté sa théorie de la connaissance par la prise en compte de la « puissance de la Nature » qu’il reconnaît « si ample et si vaste »au lieu de commencer par le « je pense »! Il en aurait dégagé des principes plus vrais et plus efficaces. Ce retournement de perspectives fondera la démarche de Spinoza…





[1] Preuve par l’idée de parfait : « … il faut nécessairement conclure que, de cela seul que j’existe, et que l’idée d’un être souverainement parfait (c’est-à-dire Dieu) est en moi, l’existence de Dieu est très évidement démontrée. » (AT 40) Descartes remonte (induction) de l’idée de parfait à l’idée de de l’être parfait existant…  (L’auteur des Méditations n’est avare en hypostases !)
[2] Preuve dite « ontologique : L’existence de Dieu est, cette fois, déduite de son idée en tant qu’elle contient nécessairement  l’existence: « Il est certain que je ne trouve pas en moi moins son idée que, c’est-à-dire l’idée d’un être souverainement parfait, que celle de quelque figure ou de quelque nombre que ce soit. Et je ne connais pas moins clairement et distinctement qu’une actuelle et éternelle existence appartient à sa nature, que je ne connais que tout ce que je puis démontrer de quelque figure ou de quelque nombre, appartient véritablement à leurs natures. » (AT 52)
[3] Deux bévues célèbres de Descartes : sa théorie des tourbillons pour expliquer le mouvement de la terre et sa glande pinéale pour expliquer l’union de l’âme et du corps.

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