Le « libre-arbitre » absolu, paradoxal et… fictionnel !
Notions impliquées: Liberté,
Religion, Conscience, Justice
1.
Un cadeau divin et donc absolu
Définition
cartésienne de la liberté de la volonté, dite aussi « libre
arbitre » (LA) : « …elle consiste
seulement en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas
(c’est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir), ou plutôt
seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les
choses que l’entendement nous propose, nous agissons en telle sorte
que nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y
contraigne. » Et juste avant :
« Il n’y a que la
volonté seule ou liberté du franc arbitre que j’expérimente en
moi si grande que je ne conçois point l’idée d’aucune autre
plus ample et plus étendue : en sorte que c’est elle
principalement qui me fait connaître que je porte en moi l’image
et la ressemblance de Dieu. » (DESCARTES,
Méditations Métaphysiques,
Quatrième méditation.)
Dieu
a bon dos, il sert déjà à Descartes à « garantir » sa
doctrine métaphysique
de la vérité ; vérité qui s’avère arbitraire et sans
fondement logique ou empirique. Là, Dieu serait source et modèle de
la liberté de la volonté en l’homme, créature ressemblante au
divin selon la Bible.
2.
De la religion à la métaphysique, il n’y a qu’un pas
La
notion est, en effet, d’origine
religieuse. Le théologien et
évêque d’Hippone, saint AUGUSTIN
(354-430) est un des
premiers concepteurs de cette fiction théorique dans le De
libero arbitrio, (traité du
libre-arbitre) : « La volonté libre sans
laquelle personne ne peut bien vivre, tu dois reconnaître et qu’elle
est un bien, et qu’elle est un don de Dieu, et qu’il faut
condamner ceux qui mésusent de ce bien plutôt que de dire de celui
qui l’a donné qu’il n’aurait pas dû le donner. » (II,
18, 48).
Au
17ème
s. BOSSUET (1627-1704), théologien (et idéologue du règne de Louis
XIV), fait écho à DESCARTES, dans son Traité
du libre-arbitre : « Plus
je cherche en moi la raison qui me détermine, plus je sens que je
n’en ai aucune autre que ma seule volonté : je sens par-là
clairement ma liberté qui consiste uniquement dans un tel choix.»
3.
Le paradoxe du LA : la « liberté d’indifférence »
Principe
d’une liberté absolue, le LA est donc, plus encore que l’intuition
cartésienne, une chose inconditionnée.
Ses partisans sont même amenés à admettre qu’en raison de ce
caractère, le LA peut produire le choix du mal contre le bien ou du
faux contre le vrai. En effet, si le LA est absolu, alors il est
indifférent à toute
motivation, fut-elle morale,
raisonnable ou rationnelle ; à la limite on peut mettre la
folie sur le compte d’un choix du LA ! Face à ce problème
de la liberté d’indifférence (vertige du LA) qui nous ferait même
choisir l’esclavage et tous les contraires de la liberté,
DESCARTES est obligé, pour éviter l’absurdité
découlant de
l’absoluité, de produire le
paradoxe d’un LA motivé, incliné par la raison ou par… Dieu
(encore lui !) : «
Car enfin que je sois libre, il n’est pas nécessaire que je sois
indifférent à choisir l’un ou l’autre des deux contraires
[entre le vrai ou le faux et le bien ou le mal], mais plutôt
d’autant plus que je penche vers l’un, soit que je connaisse
évidemment que le bien et le vrai s’y rencontrent, soit que Dieu
dispose ainsi l’intérieur de ma pensée, d’autant plus librement
j’en fais choix, et je l’embrasse : et certes la grâce divine et
la connaissance naturelle, bien loin de diminuer ma liberté
l’augmente plutôt et la fortifient. »
(4ème
Méd.)
4.
Théodicée et salut (y compris cartésien)
Mais
pourquoi, cette invention du LA ? Souvenons-nous d’un certain
« péché originel »… Comment comprendre qu’Adam,
créature de Dieu installée au Paradis, se livre aussi aisément au
« péché originel » ? Dieu aurait-il fait un homme pécheur,
faible, désobéissant ? Aurait-il raté son œuvre ? Dieu
serait-il à l’origine du mal, en serait-il responsable ? Que
nenni ! « … d’où
vient que nous agissons mal ? Si je ne me trompe, l’argumentation a
montré que nous agissons ainsi par le libre arbitre de la volonté.
Mais ce libre arbitre auquel nous devons notre faculté de pécher,
nous en sommes convaincus, je me demande si celui qui nous a créés
a bien fait de nous le donner. Il semble, en effet, que nous
n’aurions pas été exposés à pécher si nous en avions été
privés ; et il est à craindre que, de cette façon, Dieu aussi
passe pour l’auteur de nos mauvaises actions. »
(De libero arbitrio, I, 16, 35). Mais cette crainte est écartée !
Pour la théologie, si le mal existe, ce n’est de la faute de Dieu,
mais celle de l’homme, créature supérieure dotée d’une liberté
de choix. Le mal serait donc de l’entière responsabilité des
hommes. Dieu est donc excusé… et l’homme accablé !
Seule
l’explication en termes de Libre arbitre dédouane Dieu d’avoir
créé un homme pécheur… Il a péché par liberté et par cette
même liberté, il peut se racheter et gagner son salut – à moins
d’être de mauvaise volonté, créature vendue à Satan ! En
attendant, Dieu est « excusé » ou « justifié »
du péché originel, de tous ceux qui suivent et surtout du "mal radical"; c’est ce que
l’on appelle une « théodicée », (à la
lettre : « justification
de Dieu »). Quoique
qu’ayant tout fait y compris le pécheur et l’objet du péché,
Dieu n’est cependant pas responsable du péché et du mal dans le
monde. Cette responsabiolité incombe entièrement à "l'Homme". Ouf ! L'homme est accablé, mais Dieu est sauvé ! (par les théologiens)
« Le libre arbitre est
l’alibi de Dieu. »
disait Jean COCTEAU…
Chez
DESCARTES, le Libre Arbitre sert particulièrement à sauver… le sujet et sa
méthode ! En effet, l’inventeur du Cogito infaillible et de
la mathesis universalis
(nom latin de la méthode) explique l’erreur, non par un défaut du
sujet connaissant ou par un défaut de la méthode (pourtant
oublieuse de l’expérience), mais par le fait que la volonté étant
libre et infinie, peut amener le Sujet à juger vrai ce qui est
faux… La Raison, son sujet et sa méthode sont à leur tour sauvés !
Amen !
5.
Libre comme une pierre qui tombe !
La
doctrine illusoire du Libre Arbitre peut être comprise et expliquée
causalement par un effet de la conscience-sujet. Pour SPINOZA, en
même temps que nous sommes conscients de nos actions (extérieures ou
intérieures) nous sommes inconscients et ignorants de leurs causes
efficientes (non pas des causes finales qui accompagnent nos actions,
comme l’idée consciente de leur but). Si une pierre qui tombe avait une
conscience et un langage analogues aux nôtres, elle se dirait «
Je tombe, donc je suis à l’origine de ma chute… »
et se croirait donc libre, selon son bon vouloir ! Pourtant, ces
causes existent, nous agissons de façon déterminée, soit en
subissant des causes extérieures, soit en les produisant par notre
connaissance et suivant ainsi une nécessité intérieure : “Les
hommes donc, se trompent en ce qu'ils pensent être libres ; et cette
opinion consiste uniquement pour eux à être conscients de leurs
actions et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés.
L'idée de leur liberté, c'est donc qu'ils ne connaissent aucune
cause à leurs actions” ;
et plus loin : “Telle est
cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d'avoir et qui
consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs
et ignorants des causes qui les déterminent".
(Lettre à Schuller).
6.
Une fiction judiciaire et politique
La
théodicée nous montre justement une cause finale : le Libre Arbitre est
inventé dans le but d’excuser Dieu… est d’accuser les hommes
pécheurs ! Mais la finalité n’est pas seulement religieuse et théologique, et, à
côté de la fiction du salut, une autre fiction fonctionne, très
efficacement, celle de la responsabilité judiciaire. Fiction théologique aussi en vue du Jugement Dernier... mais d'abord, "ici-bas", fiction politique de la plus grande utilité pour le "gouvernement de la cité", l'Etat…
surtout dans une société injuste où il est bon de focaliser
la demande de justice ailleurs que sur la justice sociale du partage
des biens – laquelle réduirait sans doute les injustices civiles, comme le vol !
«
Chaque fois que l’on cherche à “établir
les responsabilités"
c’est habituellement l’instinct de vouloir punir et juger qui est
à l’œuvre. (…) La théorie de la volonté a été
essentiellement inventée à des fins de châtiment. (…) Les hommes
ont été considérés comme « libres », pour pouvoir être jugés
et punis, - pour pouvoir être coupables : par conséquent toute
action devait être regardée comme voulue, l’origine de toute
action comme se trouvant dans la conscience.»
NIETZSCHE (Le Crépuscule des idoles,
§ 7).
Cette
fiction est utile pour juger et punir, mais pas pour expliquer et
comprendre. Ni pour critiquer et transformer la justice ou la
société. Du moins, faut-il éviter-là de confondre l’explication
et l’excuse ou de tomber dans le piège d’un certain Premier ministre qui, il y a peu, a prétendu, dans le
contexte des attentats terroristes de Novembre 2015, « qu’expliquer
c’est excuser » !
"L'action
libre est celle qui se détermine en faveur du désir raisonnable."
(Spinoza)
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