La Technique, moyen ou fin de l’histoire humaine ?

N : Technique, Histoire, Société, Etat, Sujet


« Mise en œuvre de moyens en vue d’une fin. » Définition simple mais théorique de la technique. Mais va-t-elle nous conduire à la fin du monde, de l’espèce, de la vie sur terre ? Evitons l’abstraction et l’émotion ! Dans la pratique, la technique est plus concrète, mais aussi multiple et très varié : quelle commune mesure entre un tire-bouchon et une centrale nucléaire ? Un moulin à vent et un ordinateur ? En fait ce qui est concret c’est l’objet technique (qu’on voit, touche, utilise) ; la définition est nécessairement abstraite. Mais on ne peut réduire la technique à l’instrument, car elle est un processus à multiples faces.
Homo habilis, Homo faber… La technique a aussi une dimension anthropologique de première importance. Mais est-elle propre à l’homme ? Les autres espèces vivantes en ont-elles ? Y a-t-il une modalité spécifiquement humaine de la technique ? 
Tout se complique encore, si on tient compte des images et des valeurs associées aux diverses techniques : émerveillement face aux nouvelles technologies et à l’« intelligence artificielle » des ordinateurs ; craintes et inquiétudes face au nucléaire pour une humanité témoin d’Hiroshima et de Tchernobyl ; espoir en les avancées de la médecine qui font caresser le rêve de repousser indéfiniment la mort ; méfiance et suspicion envers une agriculture techniquement soumise à la rentabilité capitaliste ; espoir que le progrès technique serve à toute l’humanité, mais crainte qu’il ne soit que le moyen pour les minorités dirigeantes de contrôler, surveiller et exploiter davantage le plus grand nombre. Louanges et condamnations alternent. Ambivalence de l’opinion. On ne cesse d’instruire le procès médiatique de la technique ou de son progrès. Mais pour être « responsable » (en bien comme en mal), encore faudrait-il que la technique soit un sujet, une personne !? 

1. DÉFINITION, LE CONCEPT PLUTOT QUE L’EXEMPLE

1.1. Phénomène complexe, la technique se constitue et se définit au carrefour de plusieurs facteurs
1°‑ l’usage = une utilisation dans un domaine d’action ; activité imposée par le besoin naturel ou social ou par le désir. La technique répond toujours à un projet concernant l’action et la vie pratique ; à ce titre, elle est un ensemble de procédés ou de moyens matériels permettant de réaliser une action en vue d’une fin = le processus technique
2°‑ l’efficacité = l’action à réaliser doit l’être avec un maximum d’effets pour un minimum d’investissement en énergie et en temps. Cet optimum sert de critère d’évaluation des techniques (indépendamment de la valeur de l’action visée). Une automobile est plus efficace qu’un cheval (sauf en forêt !) ; une tronçonneuse plus performante qu’une hache (sauf si le carburant manque !). De fait, les techniques ont historiquement répondu à l’exigence de soulager ou même remplacer, tout en la décuplant, la force musculaire de l’homme ; aujourd’hui son intelligence même.
3°‑ le savoir = le rôle de l’intelligence dans la technique. Au cours de l’histoire de la technique, ce savoir a d’abord été un savoir strictement pratique, un savoir-faire, une habileté, pour devenir ensuite un ensemble de connaissances empiriques, et pour finir par être un savoir scientifique et théorique que la technologie a précisément pour tâche d’appliquer à une pratique. Ces trois formes pouvant coexister.
4°‑ l’outil est précisément le moyen matériel de la mise en pratique efficace du savoir technique. C’est par sa qualité technique (3), sa performance (2) et son utilisation (1), que l’outil condense tout le sens d’une technique ; par ex. dans l’ordinateur « se concrétise » l’informatique. La complexité des outils varie en fonction de la complexité des techniques auxquelles ils correspondent. Ainsi le marteau, répondant à la simple technique de frappe, a peu évolué depuis son invention et reste performant, alors que l’ordinateur a connu en soixante ans d’existence plusieurs générations dont chacune rend obsolète la précédente. D’où la différence entre le simple outil et la machine. Le fonctionnement du premier nécessite la force humaine, alors que la seconde a une autonomie de fonctionnement à partir d’une alimentation en énergie : le pilon est un outil alors que le vélo ou le moulin à vent sont déjà des machines. Quant aux machines cybernétiques, elles ajoutent à l’alimentation (en général électrique) un système d’auto-commandement (pilote automatique ou logiciel).
Tout ceci permet de définir la technique de façon conceptuelle avec abstraction et prise sur le réel… au lieu de donner des ex. de technique
= La technique est la conception et la mise en œuvre de moyens matériels pour agir efficacement en vue d’une fin pratique.
Remarque : ne pas confondre la finalité technique de l’instrument inscrit dans sa réalité même et appréciable selon seulement l’efficacité et la fin pratique ou de l’action qui correspond aux besoins ou aux désirs motivant l’usage d’une technique ; cette pouvant être économique, sociale, politique, juridique, éthique, artistique, ludique, sportive, etc. Ex. une arme de destruction massive atteint bien sa finalité technique et de façon performante si elle détruit beaucoup de vies en peu de moyens, de temps, d’argent… mais on peut discuter de sa finalité politique : est-elle bonne ou mauvaise ? A-t-on le droit de l’employer contre des populations ?...

1.2. L’organe et l’outil : comparaison n’est pas raison ; distinguer pour éviter la confusion
La main a été considérée comme le premier « outil » de l’homme. Un outil remarquable puisque relié directement à l’intelligence et susceptible d’une grande polyvalence. En un sens tout organe du corps humain peut apparaître « comme un outil » ou être « instrumentalisé ». Les jambes et les bras d’un coureur de fond, la voix d’un chanteur, sans parler des utérus de mères porteuses, sont, par métaphore, autant d’« outils naturels »... En retour, la notion d’organe est utilisée, par analogie, pour désigner certaines pièces essentielles au fonctionnement des machines. Pour ARISTOTE (-428/-348), la pensée elle‑même nécessite un « outil » ; d’où le titre d’Organon qu’il donna à ses traités de Logique (organon signifie en grec « instrument »).
Mais, pour l’humain, l’organe est un moyen vivant alors que l’outil est inerte. Conséquence : pas le même traitement des deux, respect éthique du premier, soin et attention intéressés pour le second.

2. ORIGINE DE LA TECHNIQUE, MYTHE OU HISTOIRE ?

2.1. Une origine « surnaturelle » ?
Mythe grec de Prométhée : croyance en une origine divine de la technique. L’homme est oublié lors de la distribution aux espèces de leurs moyens naturels de survie, il se retrouve nu. Prométhée vole alors le feu à Héphaïstos et la connaissance des arts à Athéna pour les donner aux hommes désormais pourvus, mais artificiellement.
Une explication qui n’explique rien : Un mythe a plus de sens que de vérité, c’est une fable. En dehors de sa signification religieuse, il révèle à quel point les hommes imaginent (avec l’orgueil de se rapprocher des dieux) la technique comme un attribut spécifique qui les différencierait des autres espèces vivantes et les élèverait infiniment au‑dessus d’elles.
Autre façon de mal s’y prendre : Supposer une rupture, un saut aussi miraculeux que mystérieux entre le moment naturel et animal de l’espèce humaine et celui culturel et « proprement humain ». Or, la technique, dans ses formes premières (utilisation et agencement de matériaux naturels), n’est pas réservée à l’homme ; certains singes utilisent des pierres pour ouvrir des noix ; nombre d’animaux réalisent des constructions ou même produisent des subsistances (abeilles, fourmis, oiseaux, castors).
 « L’intelligence envisagée dans ce qui paraît en être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et d’en varier infiniment la fabrication » (BERGSON, 1859-1941), soit. Mais, cette intelligence peut-elle être en rupture avec la nature, ce que celle-ci rend possible progressivement dans le cadre de l’Évolution ? Aurait-elle pu faire faire à l’Homme un bond dans un monde nouveau ? Ni saut ni bond, du continu et, à l’intérieur, du discontinu…

2.2. Le phénomène de la technique appartient à l’Evolution de l’homme
La nature ne fait pas de sauts, mais enchaîne des causes : Le « saut » est irréaliste et métaphysique, il ne respecte pas le plan d’immanence du réel, il pose une transcendance. La nature engendre tout selon des causes que la connaissance doit s’employer à rechercher pour produire des explications. L’intelligence humaine expliquerait la technique ? Mais qu’est-ce qui produit et explique une telle intelligence ? Car, encore fallait‑il que l’intelligence humaine accède à ce niveau d’invention que représente la fabrication d’outils ! Elle n’y a pas été de toute éternité… il a fallu que l’homme se redresse pour que sa main libérée de la marche se consacre à des gestes techniques ; que la morphologie et la capacité du crâne changent ; peut-être même que l’homme mange cuit et absorbe ainsi une grande quantité de molécules de carbone (évolution biochimique du cerveau) …
Pression et progrès : Tout cela s’est produit lentement et sous la pression des besoins, selon la loi de la Sélection naturelle… En effet, la théorie darwinienne de l’Evolution fournit une base d’explication cohérente, réaliste, matérialiste. Mais, attention ! L’évolution n’est pas un plan de la nature finalisé et orientée par l’objectif de promouvoir les plus aptes, les plus intelligents comme pour atteindre un « optimum ». Le fait que par sélection des caractères aient été retenus, n’était pas programmé, cela s’est fait par nécessité et hasard.  Le progrès humain est le fait de son histoire et non d’une nature excellente ou « supérieure ».
La Sélection par caractères avantageux : Elle est le moyen pour une espèce vivante donnée de survivre à des conditions naturelles changeantes. Muter ou périr, tel est l’alternative et non pas le « choix » (volontaire et conscient), car le processus est aveugle et déterminé par la génétique et le milieu. Or, l’Evolution peut sélectionner des caractères naturels, selon l’intelligence ou la vie en groupe, qui étant naturels au départ deviennent ensuite culturels. DARWIN l’énonce clairement, non pas dans L’Origine des Espèces (1859), mais dans La filiation de l’homme (1871), ouvrage plus tardif.
Sélection naturelle de la sociabilité : La Filiation… établit que la sociabilité a été sélectionnée comme un caractère avantageux de survie du groupe humain. Au lieu de périr, les faibles sont aidés par les forts (le groupe tout en entier est plus fort que diminué d’une partie de ses membres). Patrick TORT, fondateur et directeur du Dictionnaire du darwinisme et de l’Evolution, appelle ce retournement de la logique sélective, « effet réversif ». La Sélection naturelle est contrecarrée par l’effet même de sa loi… 
Sélection naturelle de la technique : La technique est, elle aussi, un caractère avantageux retenu dans la lutte des hommes pour leur survie. Elle est également un effet réversif : sous la pression des besoins l’ingéniosité technique des ancêtres de l’homme se développe et finit par fournir non seulement des moyens de survie, mais le moyen de moins subir les contraintes et dangers de la nature en permettant de la dominer, d’agir sur elle avec puissance et efficacité. En synergie avec le développement de la sociabilité qui instaure la division sociale des tâches, la technique permet justement de renforcer les faibles ou de leurs attribuer des tâches socialement utiles et techniquement assistées.
L’explication Evolutionniste est dialectique, elle combine, unifie et dépasse les catégories contraires de nature et de culture. Elle permet de penser l’originalité humaine sans recours au mythe ou à une mystérieuse transcendance, mais au contraire dans un seul et même plan d’immanence, celle de l’histoire des hommes.
Une intuition pertinente : Le concept de Perfectibilité forgé par ROUSSEAU (1712-1778) dans le deuxième Discours, fait de l’intelligence un phénomène évolutif et historique : La Perfectibilité est « la faculté de se perfectionner, faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu ».

2.3. Historicité de la technique
Préjugé de l’opposition nature / histoire : La première serait nécessaire, immuable et universelle et la seconde contingente, changeante et toujours particulière. Ce schéma n’est pas pertinent ; aussi bien du côté de la nature qui est, elle aussi, changeante, muable, singulière et donc historique (cf. « Histoire naturelle » ou Théorie de l’Evolution) ; que du côté de l’histoire qui est elle aussi universelle (tout ce qui dure a une histoire), nécessaire (ou inévitable), et faite de déterminismes (la répétition comme les changements sont, en histoire, déterminés ou conditionnés et non pas aléatoires, voire capricieux). 
L’homme est acteur et produit de la nature et de l’histoire. Dès lors, dans la question de la technique (comme dans tant d’autres) il faut abandonner le rêve de saisir une « origine » conçue comme une source unique et un commencement absolu. Mieux vaut parler d’une émergence historique et d’un développement progressif de la technique dans l’humanité.
La technique est à la fois résultat et facteur de l’histoire de l’espèce humaine.

3. RESPONSABILITE de la technique ?
3.1. Fascination de la puissance d’action de la technique
Un idéal de maîtrise de la Nature : Dans le Discours de la méthode, DESCARTES (1596-1650) émet l’idée une « philosophie pratique » visant une application technique des progrès des sciences (rendus possibles par sa méthode mathématique) aux domaines de la Mécanique, de la Médecine et de la Morale. Il formule ainsi un idéal prométhéen : « nous rendre maîtres et possesseurs de la nature ». Vision d’avenir ou slogan idéologique annonçant l’exploitation capitaliste forcenée de la nature ? A sa décharge, DESCARTES soumettait naïvement cet idéal au critère du Bien : soulager la tâche humaine, améliorer la santé, assurer le bonheur...
Une réalité contrastée. Le temps de l’examen critique est arrivé. De nombreuses tâches sociales, productives ou domestiques, ont été facilitées, améliorées grâce aux techniques, (industries, communications, déplacements, hygiène). Mais la médaille a son revers. La puissance destructrice des armes a augmenté ; les machines aliènent les travailleurs à des gestes répétitifs induisant de nouvelles formes de pénibilité et d’asservissement ; les pollutions chimiques dégradent ou dérèglent l’environnement ; le gain de temps dégagé par les machines n’entraîne pas nécessairement un mieux-être, un épanouissement personnel.
Ambivalence : le progrès technique sert et asservit, améliore et nuit, enchante et déçoit.
                         La Technique
 
3.2. Faut‑il alors juger et condamner la technique ?
La posture « morale » (et réactionnaire) : ROUSSEAU, à contre-courant de L’Encyclopédie des Sciences et des Techniques, affirme dans le Discours sur les sciences et les arts, (1er Discours) : « Nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection ». Le penseur de la Perfectibilité de l’homme n’en approuvait pas tous les effets sur le « mâle viril» ! « Tandis que les commodités de la vie se multiplient, que les arts se perfectionnent et que le luxe s’étend, le vrai courage s’énerve, les vertus militaires s’évanouissent (...) l’étude des sciences est bien plus propre à amollir et efféminer les courages qu’à les affermir et les animer ». 
Une attitude métaphysique : HEIDEGGER (1889-1976) analyse, dans La question de la technique (1954), comment « la technique » est passée, avec l’ère industrielle, d’une simple utilisation de la nature (la roue à eau, p. ex) à une provocation, à un dévoilement systématique et total mettant la nature « en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée ». Mais, Heidegger hypostasie la notion de technique pour en faire un sujet historique, comme si « la technique » était le décideur de son propre développement ! Le penseur allemand se perd en abstraction et laisse dans l’ombre les conditions historiques et sociales de ces bouleversements. Pas un mot sur le fait que le progrès technique sert d’abord, dans le capitalisme, à l’exploitation de l’homme par l’homme. Pire encore, haut fonctionnaire du IIIe Reich (Recteur de l’Université d’Heidelberg), il a « oublié » d’analyser comment le régime nazi, avec la complicité des grandes entreprises de la bourgeoisie allemande, a eu recours aux techniques les plus sophistiquées, pour asservir les peuples de l’Europe et assassiner des millions d’êtres humains de façon « industrielle » dans ces « usines de la mort » qu’ont été les camps d’extermination.
La technique n’est pas sujet : Ce qui n’est pas une personne ne peut être pensé et jugé comme une personne, ni tenu responsable comme un sujet. Dans la science-fiction aussi, la technique est personnalisée, tantôt divinité, tantôt démon. Au-delà du divertissement (ou à travers !), cela a une fonction idéologique : on détourne la responsabilité du commandement de la technique sur la technique elle-même ; on occulte ainsi la responsabilité humaine, comme un mauvais élève qui accuserait son stylo de faire des fautes. C’est toujours un faux procès que d’accuser la technique. Qui la conçoit, l’invente, la réalise, la vend, l’utilise en profite le plus ? Et il ne suffit pas de répondre « l’Homme » (qui n’existe pas !). Ce sont plutôt des hommes ; pas les mêmes à chaque étape. Entre les inventeurs, les promoteurs, les industriels, les marchands, et les différents utilisateurs, les fonctions se différencient et les responsabilités sont distinctes et hiérarchisées.

3.3. Ancillarité de la technique (du lat. ancilla, « servante »)
La technique est sans « âme » : Aucune technique ne « s’utilise » pas elle-même, ni ne « décide » de quoi que ce soit. Elle est servante et non maître. De par sa nature de moyen au service d’une fin, elle a un statut ancillaire qui la dégage par avance de toute responsabilité concernant les méfaits (ou les bienfaits) que son usage peut apporter ou occasionner. De nos jours, son vrai maître est le capital, elle est asservie au profit.
L’analyse « politique » (en termes de pouvoir) : Karl MARX (1818-1883) affirme que la technique n’a pas dans l’Histoire, d’autonomie de développement ou d’utilisation. Elle n’est qu’un instrument du pouvoir politique et/ou économique, au service de la classe dominante qui détient ce pouvoir et l’exercent dans son intérêt Hétéronomie historique de la technique : elle reçoit donc sa loi de développement d’une instance extérieure. Le capitalisme, par exemple, mais comme tout mode de production dominant à d’autres époques, s’est emparé de la technique pour se développer et accroître sa domination : elle permet des gains de productivité importants, une plus grande exploitation de la nature et des hommes donc de plus gros profits, sans oublier qu’elle confère une plus grande puissance policière et militaire.
Un autre usage politique de la technique : si MARX a montré que le progrès technique devenait dépendant du capital, il n’a cependant pas éternisé cette dépendance. Comme les autres forces productives que sont la force de travail et précisément les techniques, le capital lui-même devient social et les rapports de production bourgeois (propriété et profits privés) sont à terme condamnés. Si le capitalisme a su mettre en œuvre et accroître la puissance de la technique, il a aussi démontré sa propre impuissance à en humaniser l’usage et à la faire servir démocratiquement à tous. On voit, au passage, qu’une conscience seulement écologique du problème des « nuisances de la technique » est insuffisante, la question sociale étant prépondérante.


4. « ANTHROPOCENE » OU « CAPITALOCENE » ?

4.1 Une nouvelle ère sur terre
Aujourd’hui, dans la réflexion sur le développement technico-économie de l’espèce humaine, la notion nouvelle d’anthropocène s’impose. Elle désigne une ère géologique nouvelle caractérisée par le fait que l’empreinte de l’homme sur la biosphère devient déterminante au pont de menacer la capacité de la planète à accueillir la vie. Quand a commencé cette ère ? Trois hypothèses parmi d’autres : 1°) il y a + ou – 2000 ans avec l’anthropisation (transformation d'espaces, d'écosystèmes sous l'action de l'homme) des sols en agriculture par des matières organiques ; 2°) 1610 : traces d’augmentation significative du CO2 due à la reforestation naturelle de l’Amérique du sud après son dépeuplement dû à 120 ans de conquête génocidaire et de pillage destructeurs des civilisations précolombiennes 3°) après 1850 : augmentation du taux de CO2 dans l’atmosphère induite par la révolution industrielle du charbon, avec une « Grande Accélération » dans les années 1950 (essais nucléaires US + bombes sur le Japon + pétrole pas cher).

4.2 « L’homme » une autre abstraction bien commode… pour parler de responsabilité 
Anthropos, c’est « l’homme », en grec. L’homme serait donc responsable… mais « l’homme » est-ce moi, lui, nous, eux ? Si chacun se sent « responsable », notre petit tri de déchets domestiques va-t-il suffire à enrayer un phénomène de dégradation à l’échelle de la biosphère ? A qui revient vraiment la responsabilité de l’anthropocène ? Faut-il accuser des pays ? Les pays « occidentaux » ou « développés » sont nettement plus pollueurs que les pays en voie de développement. Mais ceux qui émergent le devienne aussi. Si la Chine ou l’Inde doivent suivre le modèle capitaliste de développement, les dégâts vont être considérables et très accélérés ? Et pourtant ces pays et surtout leurs populations ont besoin d’un « développement »… Si on considère l’Afrique, sa pauvreté générale, la disculpe beaucoup en termes d’empreinte carbone, par exemple. Mais, si l’on fait des mesures par classe sociale, alors les « riches » de ce continent sont plus responsables que certains pauvres des « pays riches »… Si l’on cherche un sujet historique de l’anthropocène, depuis l’essor du capitaliste, ne faut-il pas raisonner en termes de classe dominante, au sens marxiste et non pas sociologique ? Ne faut-il pas imputer la première responsabilité aux diverses bourgeoisies de chaque pays qui concentrent la propriété des moyens de production ?

4.3 Une responsabilité historique et collective ne peut être que politique
C’est à ceux qui détiennent le pouvoir et décident du développement économico-technique que doit incomber la responsabilité. Parler de « responsabilité humaine », c’est vague et empêche de comprendre d’où vient le problème et, donc, sur quoi agir. On noie le poisson en épargnant le requin ! Idéologiquement, il est bien sûr fort profitable aux classes dominantes de culpabiliser tout un chacun, y compris les plus pauvres. Mais la                vraie responsabilité est socio-politique, celle d’une classe dominante qui a su obtenir la complicité (inavouée et relative) des Etats (démocratiques ou non).

4.4 le capitalocène, ère dangereuse mais pas fatale
Un historien anglo-saxon, Jason W. Moore conteste l’appellation d’anthropocène et lui a substitué celle de « capitalocène » !
Voici des extraits de ses réponses à une interview de Joseph Confavreux et Jade Lindgaard (Source : http://www.mediapart.fr, 13 octobre 2015) : « Pour les géologues, parler d’anthropocène soulève la question du commencement de cette nouvelle ère géologique : il y a plusieurs centaines d’années ? À la fin de la Seconde Guerre mondiale ? Ou après 1850, avec l’augmentation du taux de CO2 dans l’atmosphère induite par la révolution industrielle, comme le soutiennent la plupart des chercheurs ? (…) Mais cette manière de voir l’histoire humaine pose problème. D’abord, parce que c’est de la mauvaise histoire, puisque la transformation de la biosphère par l’activité humaine n’a pas été produite par tous les hommes à parts égales. C’est avant tout la responsabilité des populations détenant de la richesse et du pouvoir. (…) Le « capitalocène » affirme donc que nous vivons l’âge du capital, et non « l’âge de l’homme », et que« l’âge du capital » ne désigne pas seulement une acceptation économique étroite, mais une manière d’organiser la nature, à la fois en faisant de la nature quelque chose d’externe à l’homme, et en faisant de la nature quelque chose de « cheap », dans le double sens que peut avoir ce terme en anglais : ce qui est bon marché, mais aussi le verbe « cheapen » qui signifie rabaisser, déprécier, dégrader (...)Le concept d’anthropocène. Je le vois comme un début. Mais il pose des questions auxquelles il ne peut pas répondre. Il montre comment l’humanité est devenue une force géologique. Mais il ne répond pas à la question de savoir comment les hommes font l’Histoire en relation avec la nature, et comment l’humanité a divergé de la nature. (…) comment et pourquoi la sixième extinction des espèces, le changement climatique, l’envolée des inégalités et la crise financière se produisent en même temps. Nous devons comprendre que la crise de la modernité est une crise singulière mais qui a de nombreuses formes d’expression. L’instabilité financière, le dérèglement climatique, la sixième extinction des espèces, les inégalités dans le monde, ont une source commune : le capitalisme (…).Certains voient le présent comme une ère de désastres et de catastrophes. Il existe une politique de la peur. Mais, pour moi, nous sommes en train de vivre l’effondrement du capitalisme. C’est la position la plus optimiste que l’on puisse embrasser. Il ne faut pas craindre l’effondrement. Il faut l’accepter. Ce n’est pas l’effondrement des gens et des bâtiments, mais des relations de pouvoir qui ont transformé les humains et le reste de la nature en objets mis au travail gratuitement pour le capitalisme. »


Pour (ne pas) conclure
S’il peut y avoir des catastrophes en histoire, son cours n’est jamais fatal, car les hommes peuvent agir. En bonne logique évolutionniste, mais aussi en bonne éthique humaniste, le progrès technique est au service de l’humanité toute entière et ne doit donc pas nuire à la biosphère qui est son milieu de vie… Utopie naïve d’un rêve écologique ou enjeu politique d’une révolution démocratique et sociale qui devrait nécessairement dépasser le capitalisme ?


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