La Technique, moyen ou fin de l’histoire humaine ?
N : Technique, Histoire, Société, Etat, Sujet
« Mise en œuvre de moyens en vue d’une fin.
» Définition simple mais théorique de la technique.
Mais va-t-elle nous conduire à la fin du monde, de l’espèce, de la vie sur
terre ? Evitons l’abstraction et l’émotion ! Dans la pratique, la
technique est plus concrète, mais
aussi multiple et très varié : quelle commune mesure entre un tire-bouchon
et une centrale nucléaire ? Un moulin à vent et un ordinateur ? En
fait ce qui est concret c’est l’objet technique (qu’on voit, touche,
utilise) ; la définition est nécessairement abstraite. Mais on ne peut
réduire la technique à l’instrument, car elle est un processus à multiples
faces.
Homo habilis, Homo faber… La technique a aussi une dimension anthropologique de première
importance. Mais est-elle propre à l’homme ? Les autres espèces vivantes en
ont-elles ? Y a-t-il une modalité spécifiquement humaine de la
technique ?
Tout se
complique encore, si on tient compte des images et des valeurs associées aux
diverses techniques : émerveillement face aux nouvelles technologies et à
l’« intelligence artificielle » des ordinateurs ; craintes et
inquiétudes face au nucléaire pour une humanité témoin d’Hiroshima et de
Tchernobyl ; espoir en les avancées de la médecine qui font caresser le
rêve de repousser indéfiniment la mort ; méfiance et suspicion envers une
agriculture techniquement soumise à la rentabilité capitaliste ; espoir
que le progrès technique serve à toute l’humanité, mais crainte qu’il ne soit
que le moyen pour les minorités dirigeantes de contrôler, surveiller et
exploiter davantage le plus grand nombre. Louanges et condamnations alternent.
Ambivalence de l’opinion. On ne cesse d’instruire le procès médiatique de la
technique ou de son progrès. Mais pour être « responsable » (en bien
comme en mal), encore faudrait-il que la technique soit un sujet, une personne
!?
1. DÉFINITION, LE CONCEPT PLUTOT
QUE L’EXEMPLE
1.1. Phénomène complexe, la technique se
constitue et se définit au carrefour de plusieurs facteurs
1°‑ l’usage
= une utilisation dans un domaine d’action ; activité imposée par le
besoin naturel ou social ou par le désir. La technique répond toujours à un
projet concernant l’action et la vie pratique ; à ce titre, elle est un
ensemble de procédés ou de moyens matériels permettant de réaliser une action
en vue d’une fin = le processus technique
2°‑ l’efficacité
= l’action à réaliser doit l’être avec un maximum d’effets pour un
minimum d’investissement en énergie et en temps. Cet optimum sert de critère d’évaluation des techniques (indépendamment
de la valeur de l’action visée). Une automobile est plus efficace qu’un
cheval (sauf en forêt !) ; une tronçonneuse plus performante qu’une
hache (sauf si le carburant manque !). De fait, les techniques ont
historiquement répondu à l’exigence de soulager ou même remplacer, tout en la
décuplant, la force musculaire de l’homme ; aujourd’hui son intelligence
même.
3°‑ le savoir
= le rôle de l’intelligence dans la technique. Au cours de l’histoire de la
technique, ce savoir a d’abord été un savoir strictement pratique, un savoir-faire,
une habileté, pour devenir ensuite un ensemble de connaissances empiriques,
et pour finir par être un savoir scientifique et théorique que la technologie
a précisément pour tâche d’appliquer à une pratique. Ces trois formes pouvant
coexister.
4°‑ l’outil
est précisément le moyen matériel de la mise en pratique efficace du savoir
technique. C’est par sa qualité technique (3), sa performance (2) et son
utilisation (1), que l’outil condense
tout le sens d’une technique ; par ex. dans
l’ordinateur « se concrétise » l’informatique. La complexité des
outils varie en fonction de la complexité des techniques auxquelles ils
correspondent. Ainsi le marteau, répondant à la simple technique de frappe, a
peu évolué depuis son invention et reste performant, alors que l’ordinateur a
connu en soixante ans d’existence plusieurs générations dont chacune rend
obsolète la précédente. D’où la différence entre le simple outil et la machine. Le fonctionnement du premier nécessite la force
humaine, alors que la seconde a une autonomie de fonctionnement à partir d’une
alimentation en énergie : le pilon est un outil alors que le vélo ou le
moulin à vent sont déjà des machines. Quant aux machines cybernétiques, elles
ajoutent à l’alimentation (en général électrique) un système
d’auto-commandement (pilote automatique ou logiciel).
Tout ceci permet de définir la technique de façon
conceptuelle avec abstraction et prise sur le réel… au lieu de donner des ex.
de technique
= La technique est la conception et la mise en œuvre de moyens matériels pour agir efficacement
en vue d’une fin pratique.
Remarque : ne pas confondre la finalité technique de
l’instrument inscrit dans sa réalité même et appréciable selon seulement
l’efficacité et la fin pratique ou de l’action qui correspond aux besoins ou
aux désirs motivant l’usage d’une technique ; cette pouvant être
économique, sociale, politique, juridique, éthique, artistique, ludique,
sportive, etc. Ex. une arme de destruction massive atteint bien sa
finalité technique et de façon performante si elle détruit beaucoup de vies en
peu de moyens, de temps, d’argent… mais on peut discuter de sa finalité
politique : est-elle bonne ou mauvaise ? A-t-on le droit de
l’employer contre des populations ?...
1.2. L’organe et l’outil : comparaison n’est
pas raison ; distinguer pour éviter la confusion
La main a été considérée comme le premier
« outil » de l’homme. Un outil remarquable puisque relié directement
à l’intelligence et susceptible d’une grande polyvalence. En un sens tout organe du corps humain peut apparaître
« comme un outil » ou être « instrumentalisé ». Les jambes
et les bras d’un coureur de fond, la voix d’un chanteur, sans parler des utérus
de mères porteuses, sont, par métaphore, autant d’« outils
naturels »... En retour, la notion d’organe est utilisée, par analogie,
pour désigner certaines pièces essentielles au fonctionnement des machines.
Pour ARISTOTE (-428/-348), la pensée elle‑même nécessite un « outil »
; d’où le titre d’Organon qu’il donna à ses traités de Logique (organon
signifie en grec « instrument »).
Mais, pour
l’humain, l’organe est un moyen vivant alors que l’outil est inerte. Conséquence : pas le même traitement
des deux, respect éthique du premier, soin et attention intéressés pour le
second.
2. ORIGINE DE LA TECHNIQUE,
MYTHE OU HISTOIRE ?
2.1. Une origine
« surnaturelle » ?
Mythe grec de Prométhée : croyance en une origine divine de la technique. L’homme est
oublié lors de la distribution aux espèces de leurs moyens naturels de survie,
il se retrouve nu. Prométhée vole alors le feu à Héphaïstos et la
connaissance des arts à Athéna pour les donner aux hommes désormais pourvus,
mais artificiellement.
Une explication qui n’explique rien : Un mythe a plus de sens que de vérité, c’est une fable. En
dehors de sa signification religieuse, il révèle à quel point les hommes
imaginent (avec l’orgueil de se rapprocher des dieux) la technique comme un
attribut spécifique qui les différencierait des autres espèces vivantes et les
élèverait infiniment au‑dessus d’elles.
Autre façon de mal s’y prendre : Supposer une rupture, un saut aussi miraculeux que mystérieux entre
le moment naturel et animal de l’espèce humaine et celui culturel et
« proprement humain ». Or, la technique, dans ses formes premières
(utilisation et agencement de matériaux naturels), n’est pas réservée à
l’homme ; certains singes utilisent des pierres pour ouvrir des noix ;
nombre d’animaux réalisent des constructions ou même produisent des
subsistances (abeilles, fourmis, oiseaux, castors).
« L’intelligence envisagée dans ce qui
paraît en être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets
artificiels, en particulier des outils à faire des outils et d’en varier
infiniment la fabrication » (BERGSON,
1859-1941), soit. Mais, cette intelligence peut-elle être en rupture avec la
nature, ce que celle-ci rend possible progressivement dans le cadre de
l’Évolution ? Aurait-elle pu faire faire à l’Homme un bond dans un monde nouveau ? Ni saut ni bond, du continu et, à
l’intérieur, du discontinu…
2.2. Le phénomène de la technique appartient à
l’Evolution de l’homme
La nature ne fait pas
de sauts, mais enchaîne des causes : Le
« saut » est irréaliste et métaphysique, il ne respecte pas le plan
d’immanence du réel, il pose une transcendance. La nature engendre tout selon
des causes que la connaissance doit s’employer à rechercher pour produire des
explications. L’intelligence humaine
expliquerait la technique ? Mais qu’est-ce qui produit et explique une
telle intelligence ? Car, encore fallait‑il que
l’intelligence humaine accède à ce niveau d’invention que représente la
fabrication d’outils ! Elle n’y a pas été de toute éternité… il a fallu
que l’homme se redresse pour que sa main libérée de la marche se consacre à des
gestes techniques ; que la morphologie et la capacité du crâne changent ;
peut-être même que l’homme mange cuit et absorbe ainsi une grande quantité de
molécules de carbone (évolution biochimique du cerveau) …
Pression et progrès : Tout cela s’est produit lentement et sous la pression des besoins,
selon la loi de la Sélection naturelle… En effet, la théorie darwinienne de
l’Evolution fournit une base d’explication cohérente, réaliste, matérialiste.
Mais, attention ! L’évolution n’est pas un plan de la nature finalisé et orientée par l’objectif de
promouvoir les plus aptes, les plus intelligents comme pour atteindre un
« optimum ». Le fait que par sélection des caractères aient été
retenus, n’était pas programmé, cela s’est fait par nécessité et hasard. Le progrès humain est le fait de son histoire
et non d’une nature excellente ou « supérieure ».
La Sélection par caractères avantageux : Elle est le moyen pour une espèce vivante donnée de survivre à
des conditions naturelles changeantes. Muter ou périr, tel est l’alternative et
non pas le « choix » (volontaire et conscient), car le processus est
aveugle et déterminé par la génétique et le milieu. Or, l’Evolution peut
sélectionner des caractères naturels, selon l’intelligence ou la vie en groupe,
qui étant naturels au départ deviennent ensuite culturels. DARWIN l’énonce
clairement, non pas dans L’Origine des
Espèces (1859), mais dans La
filiation de l’homme (1871), ouvrage plus tardif.
Sélection naturelle de la sociabilité : La Filiation… établit que
la sociabilité a été sélectionnée comme un caractère avantageux de survie du
groupe humain. Au lieu de périr, les faibles sont aidés par les forts (le
groupe tout en entier est plus fort que diminué d’une partie de ses membres).
Patrick TORT, fondateur et directeur du Dictionnaire
du darwinisme et de l’Evolution, appelle ce retournement de la logique
sélective, « effet réversif ».
La Sélection naturelle est contrecarrée par l’effet même de sa loi…
Sélection naturelle de la technique : La technique est, elle aussi, un caractère avantageux retenu dans la
lutte des hommes pour leur survie. Elle est également un effet réversif : sous la pression des besoins l’ingéniosité
technique des ancêtres de l’homme se développe et finit par fournir non
seulement des moyens de survie, mais le
moyen de moins subir les contraintes et dangers de la nature en permettant de
la dominer, d’agir sur elle avec puissance et efficacité. En synergie avec le
développement de la sociabilité qui instaure la division sociale des tâches, la
technique permet justement de renforcer les faibles ou de leurs attribuer des
tâches socialement utiles et techniquement assistées.
L’explication
Evolutionniste est dialectique, elle combine, unifie et dépasse les catégories
contraires de nature et de culture. Elle permet de penser l’originalité
humaine sans recours au mythe ou à une mystérieuse transcendance, mais au
contraire dans un seul et même plan d’immanence,
celle de l’histoire des hommes.
Une intuition
pertinente : Le concept de Perfectibilité forgé par ROUSSEAU
(1712-1778) dans le deuxième Discours, fait de l’intelligence un
phénomène évolutif et historique : La
Perfectibilité est « la faculté de se perfectionner, faculté qui, à l’aide
des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi
nous tant dans l’espèce que dans l’individu ».
2.3. Historicité de la technique
Préjugé de l’opposition nature / histoire : La
première serait nécessaire, immuable
et universelle et la seconde contingente, changeante et toujours particulière. Ce schéma n’est pas
pertinent ; aussi bien du côté de la nature qui est, elle aussi,
changeante, muable, singulière et donc historique (cf. « Histoire
naturelle » ou Théorie de l’Evolution) ; que du côté de l’histoire
qui est elle aussi universelle (tout ce qui dure a une histoire), nécessaire
(ou inévitable), et faite de déterminismes (la répétition comme les changements
sont, en histoire, déterminés ou conditionnés et non pas aléatoires, voire
capricieux).
L’homme est acteur et
produit de la nature et de l’histoire. Dès lors, dans la question
de la technique (comme dans tant d’autres) il faut abandonner le rêve de saisir
une « origine » conçue comme une source unique et un commencement
absolu. Mieux vaut parler d’une émergence historique et d’un développement
progressif de la technique dans l’humanité.
La technique est à la fois
résultat et facteur de l’histoire de l’espèce humaine.
3. RESPONSABILITE de la
technique ?
3.1. Fascination de la puissance d’action de la
technique
Un idéal de maîtrise de
la Nature : Dans le Discours de la méthode,
DESCARTES (1596-1650) émet l’idée une « philosophie pratique »
visant une application technique des progrès des sciences (rendus possibles par
sa méthode mathématique) aux domaines de la Mécanique, de la Médecine et de la
Morale. Il formule ainsi un idéal prométhéen : « nous
rendre maîtres et possesseurs de la nature ». Vision d’avenir ou
slogan idéologique annonçant l’exploitation capitaliste forcenée de la nature ?
A sa décharge, DESCARTES soumettait naïvement cet idéal au critère du
Bien : soulager la tâche humaine, améliorer la santé, assurer le
bonheur...
Une réalité contrastée. Le temps de l’examen critique est arrivé. De nombreuses tâches
sociales, productives ou domestiques, ont été facilitées, améliorées grâce aux
techniques, (industries, communications, déplacements, hygiène). Mais la
médaille a son revers. La puissance destructrice des armes a augmenté ;
les machines aliènent les travailleurs à des gestes répétitifs induisant de
nouvelles formes de pénibilité et d’asservissement ; les pollutions chimiques
dégradent ou dérèglent l’environnement ; le gain de temps dégagé par les
machines n’entraîne pas nécessairement un mieux-être, un épanouissement
personnel.
Ambivalence : le progrès technique sert et asservit,
améliore et nuit, enchante et déçoit.
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3.2. Faut‑il alors juger et condamner la
technique ?
La posture « morale » (et
réactionnaire) : ROUSSEAU, à contre-courant de L’Encyclopédie
des Sciences et des Techniques, affirme dans le Discours sur les sciences et les arts, (1er Discours) : « Nos âmes se sont
corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la
perfection ». Le penseur de la Perfectibilité de l’homme n’en
approuvait pas tous les effets sur le « mâle viril» ! « Tandis
que les commodités de la vie se multiplient, que les arts se perfectionnent et
que le luxe s’étend, le vrai courage s’énerve, les vertus militaires
s’évanouissent (...) l’étude des sciences est bien plus propre à amollir et
efféminer les courages qu’à les affermir et les animer ».
Une attitude métaphysique : HEIDEGGER (1889-1976) analyse, dans La question de la technique (1954), comment « la technique »
est passée, avec l’ère industrielle, d’une simple utilisation de la nature (la
roue à eau, p. ex) à une provocation,
à un dévoilement
systématique et total mettant la nature « en demeure de livrer une
énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée ». Mais,
Heidegger hypostasie la notion de technique pour en faire un sujet historique,
comme si « la technique » était le décideur de son propre
développement ! Le penseur allemand se perd en abstraction et laisse dans
l’ombre les conditions historiques et sociales de ces bouleversements. Pas un
mot sur le fait que le progrès technique sert d’abord, dans le capitalisme, à
l’exploitation de l’homme par l’homme. Pire encore, haut fonctionnaire du IIIe
Reich (Recteur de l’Université d’Heidelberg), il a « oublié »
d’analyser comment le régime nazi, avec la complicité des grandes entreprises
de la bourgeoisie allemande, a eu recours aux techniques les plus
sophistiquées, pour asservir les peuples de l’Europe et assassiner des millions
d’êtres humains de façon « industrielle » dans ces « usines de
la mort » qu’ont été les camps d’extermination.
La technique n’est pas sujet : Ce qui n’est pas une personne ne peut être pensé et jugé comme une personne, ni tenu responsable comme un sujet. Dans la science-fiction
aussi, la technique est personnalisée, tantôt divinité, tantôt démon. Au-delà
du divertissement (ou à travers !), cela a une fonction idéologique :
on détourne la responsabilité du commandement de la technique sur la technique
elle-même ; on occulte ainsi la responsabilité humaine, comme un mauvais
élève qui accuserait son stylo de faire des fautes. C’est toujours un faux
procès que d’accuser la technique. Qui la conçoit, l’invente, la réalise,
la vend, l’utilise en profite le plus ? Et il ne suffit pas de répondre
« l’Homme » (qui n’existe pas !). Ce sont plutôt des
hommes ; pas les mêmes à chaque étape. Entre les inventeurs, les
promoteurs, les industriels, les marchands, et les différents utilisateurs, les
fonctions se différencient et les responsabilités sont distinctes et
hiérarchisées.
3.3. Ancillarité
de la technique (du lat. ancilla,
« servante »)
La technique est sans
« âme » : Aucune technique ne « s’utilise »
pas elle-même, ni ne « décide » de quoi que ce soit. Elle est servante et non maître. De par sa nature de moyen au service
d’une fin, elle a un statut ancillaire qui la dégage par avance de toute
responsabilité concernant les méfaits (ou les bienfaits) que son usage peut
apporter ou occasionner. De nos jours, son vrai maître est le capital, elle est
asservie au profit.
L’analyse « politique » (en termes
de pouvoir) : Karl MARX (1818-1883) affirme que la technique
n’a pas dans l’Histoire, d’autonomie de développement ou d’utilisation. Elle n’est qu’un instrument
du pouvoir politique et/ou
économique, au service de la classe dominante qui détient ce pouvoir et
l’exercent dans son intérêt Hétéronomie historique
de la technique : elle reçoit donc sa loi de développement d’une instance
extérieure. Le capitalisme, par exemple, mais comme tout mode de production
dominant à d’autres époques, s’est emparé de la technique pour se développer et
accroître sa domination : elle permet des gains de productivité
importants, une plus grande exploitation de la nature et des hommes donc de
plus gros profits, sans oublier qu’elle confère une plus grande puissance
policière et militaire.
Un autre usage politique de la technique : si MARX a montré que le progrès technique devenait dépendant du capital, il n’a cependant pas
éternisé cette dépendance. Comme les autres forces
productives que sont la force de travail et précisément les techniques, le
capital lui-même devient social et les rapports
de production bourgeois (propriété et profits privés) sont à terme
condamnés. Si le capitalisme a su mettre en œuvre et accroître la
puissance de la technique, il a aussi démontré sa propre impuissance à en
humaniser l’usage et à la faire servir démocratiquement à tous. On voit, au
passage, qu’une conscience seulement écologique du problème des
« nuisances de la technique » est insuffisante, la question sociale
étant prépondérante.
4.
« ANTHROPOCENE » OU « CAPITALOCENE » ?
4.1 Une nouvelle ère sur terre
Aujourd’hui, dans
la réflexion sur le développement technico-économie de l’espèce humaine, la
notion nouvelle d’anthropocène
s’impose. Elle désigne une ère géologique nouvelle caractérisée par le fait que
l’empreinte de l’homme sur la biosphère devient déterminante au pont de menacer
la capacité de la planète à accueillir la vie. Quand a commencé cette
ère ? Trois hypothèses parmi d’autres : 1°) il y a + ou – 2000
ans avec l’anthropisation (transformation d'espaces,
d'écosystèmes sous l'action de l'homme) des sols en
agriculture par des matières organiques ; 2°) 1610 : traces
d’augmentation significative du CO2 due à la reforestation naturelle de
l’Amérique du sud après son dépeuplement dû à 120 ans de conquête génocidaire
et de pillage destructeurs des civilisations précolombiennes 3°) après
1850 : augmentation du taux de CO2 dans l’atmosphère induite par la
révolution industrielle du charbon, avec une « Grande Accélération »
dans les années 1950 (essais nucléaires US + bombes sur le Japon + pétrole pas
cher).
4.2 « L’homme » une autre abstraction bien commode… pour
parler de responsabilité
Anthropos, c’est « l’homme », en grec. L’homme serait donc responsable… mais
« l’homme » est-ce moi, lui, nous, eux ? Si chacun se sent
« responsable », notre petit tri de déchets domestiques va-t-il
suffire à enrayer un phénomène de dégradation à l’échelle de la
biosphère ? A qui revient vraiment la responsabilité de
l’anthropocène ? Faut-il accuser des pays ? Les pays
« occidentaux » ou « développés » sont nettement plus
pollueurs que les pays en voie de développement. Mais ceux qui émergent le devienne
aussi. Si la Chine ou l’Inde doivent suivre le modèle capitaliste de
développement, les dégâts vont être considérables et très accélérés ? Et
pourtant ces pays et surtout leurs populations ont besoin d’un
« développement »… Si on considère l’Afrique, sa pauvreté générale,
la disculpe beaucoup en termes d’empreinte carbone, par exemple. Mais, si l’on
fait des mesures par classe sociale, alors les « riches » de ce
continent sont plus responsables que certains pauvres des « pays riches »…
Si l’on cherche un sujet historique de l’anthropocène, depuis l’essor du
capitaliste, ne faut-il pas raisonner en termes de classe dominante, au sens marxiste et non pas
sociologique ? Ne faut-il pas imputer la première responsabilité aux
diverses bourgeoisies de chaque pays
qui concentrent la propriété des moyens de production ?
4.3 Une responsabilité historique et collective ne peut être que
politique
C’est à ceux qui
détiennent le pouvoir et décident du développement économico-technique que doit
incomber la responsabilité. Parler de « responsabilité humaine »,
c’est vague et empêche de comprendre d’où vient le problème et, donc, sur quoi
agir. On noie le poisson en épargnant le requin ! Idéologiquement, il est
bien sûr fort profitable aux classes dominantes de culpabiliser tout un chacun,
y compris les plus pauvres. Mais la vraie
responsabilité est socio-politique, celle d’une classe dominante qui a su
obtenir la complicité (inavouée et relative) des Etats (démocratiques ou non).
4.4 le capitalocène, ère dangereuse mais pas fatale
Un historien
anglo-saxon, Jason W. Moore conteste l’appellation d’anthropocène et lui a
substitué celle de « capitalocène » !
Voici des extraits de ses réponses à une
interview de Joseph Confavreux et Jade Lindgaard (Source : http://www.mediapart.fr,
13 octobre 2015) : « Pour les
géologues, parler d’anthropocène soulève la question du commencement de cette
nouvelle ère géologique : il y a plusieurs centaines d’années ? À la fin de la
Seconde Guerre mondiale ? Ou après 1850, avec l’augmentation du taux de CO2
dans l’atmosphère induite par la révolution industrielle, comme le soutiennent
la plupart des chercheurs ? (…) Mais cette manière de voir l’histoire humaine
pose problème. D’abord, parce que c’est de la mauvaise histoire, puisque la
transformation de la biosphère par l’activité humaine n’a pas été produite par
tous les hommes à parts égales. C’est avant tout la responsabilité des
populations détenant de la richesse et du pouvoir. (…) Le « capitalocène »
affirme donc que nous vivons l’âge du capital, et non « l’âge de l’homme », et
que« l’âge du capital » ne désigne pas seulement une acceptation économique
étroite, mais une manière d’organiser la nature, à la fois en faisant de la
nature quelque chose d’externe à l’homme, et en faisant de la nature quelque
chose de « cheap », dans le double sens que peut avoir ce terme en anglais : ce
qui est bon marché, mais aussi le verbe « cheapen » qui signifie rabaisser,
déprécier, dégrader (...)Le concept d’anthropocène. Je le vois comme un début.
Mais il pose des questions auxquelles il ne peut pas répondre. Il montre
comment l’humanité est devenue une force géologique. Mais il ne répond pas à la
question de savoir comment les hommes font l’Histoire en relation avec la
nature, et comment l’humanité a divergé de la nature. (…) comment et pourquoi
la sixième extinction des espèces, le changement climatique, l’envolée des
inégalités et la crise financière se produisent en même temps. Nous devons
comprendre que la crise de la modernité est une crise singulière mais qui a de
nombreuses formes d’expression. L’instabilité financière, le dérèglement
climatique, la sixième extinction des espèces, les inégalités dans le monde,
ont une source commune : le capitalisme (…).Certains voient le présent comme
une ère de désastres et de catastrophes. Il existe une politique de la peur.
Mais, pour moi, nous sommes en train de vivre l’effondrement du capitalisme.
C’est la position la plus optimiste que l’on puisse embrasser. Il ne faut pas
craindre l’effondrement. Il faut l’accepter. Ce n’est pas l’effondrement des
gens et des bâtiments, mais des relations de pouvoir qui ont transformé les
humains et le reste de la nature en objets mis au travail gratuitement pour le
capitalisme. »
Pour (ne pas) conclure
S’il peut y avoir des catastrophes en
histoire, son cours n’est jamais fatal, car les hommes peuvent agir. En bonne
logique évolutionniste, mais aussi en bonne éthique humaniste, le progrès
technique est au service de l’humanité toute entière et ne doit donc pas nuire
à la biosphère qui est son milieu de vie… Utopie naïve d’un rêve écologique ou
enjeu politique d’une révolution démocratique et sociale qui devrait
nécessairement dépasser le capitalisme ?
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