Dualisme et Monisme


 Esprit et Matière, Âme et Corps   


L’homme existe en tant que corps qui pense. En philosophie cette caractéristique a donné lieu à deux positions : soit, on en fait deux réalités ou deux êtres séparés ; soit on les conçoit comme unifiées en un seul et même être. Dans le premier cas on s’inscrit dans le cadre du « dualisme », dans le second, dans celui du « monisme ».

DUALISME du latin dualis, « double ».
C’est l’affirmation que la réalité est « double », formée de deux substances ou « choses » (res en latin) de nature absolument différente l’une de l’autre. Dans le dualisme métaphysique, on ne fait pas que distinguer ces substances, on les sépare substantiellement, comme des « réalités indépendantes l’une de l’autre ». Le dualisme institue donc une différence réelle entre l’« Esprit » et la « Matière » en général ; en particulier, en l’homme, entre l’« Ame » et le « Corps ».
Entre ces deux ordres de réalité, on note que le statut ontologique de l’Esprit ou de l’Ame, comme êtres séparés, est problématique ; alors même que l’existence la matière ou des corps, dont celui humain ne pose pas de problème. Pourtant, pour les idéalistes, c’est l’Esprit ou l’âme qui sont premiers et éminents dans la hiérarchie des êtres, bien qu’ils soient imperceptibles ; on ira jusqu’à faire du premier l’origine du monde réel et pour la seconde le principe de la vie humaine et de la subjectivité.
Mais où et comment existent véritablement l’Esprit et l’Ame ? Ne s’agit-il pas d’une pétition de principe ou, pire, d’un acte de discours se prenant pour un décret sur le réel ? Prétendre on instaurer un être, le faire exister, par le discours ou la pensée, cela s’appelle une hypostase et Kant dénoncera comme tel le Cogito cartésien. Pouvons-nous sérieusement attester de l’indépendance ontologique et substantielle de l’esprit par rapport à la matière et de l’âme par rapport au corps ? Avons-nous jamais constaté l’existence d’un esprit sans corps ? S’agit-il d’y croire ? Veut-on instituer ou créer par les mots un « devoir-être » plutôt que de tenter de comprendre ce qui est ? Si l’âme et le corps sont deux substances de natures différentes, alors l’une risque fort de passer pour fictive et illusoire et l’autre de se retrouver amputée d’une de ses dimensions essentielles… Quelle pertinence rationnelle y a-t-il à poser l’existence d’une âme incorporelle ? Pourquoi priver le corps (humain) de son anima (lat. d’« âme ») et donc de son « dynamisme vital » ou de son animus (au masc.) et  donc de sa « puissance de penser » ? Avec le dualisme est posé un antagonisme de ces deux supposés ordres du réel et l’on veut faire triompher l’esprit ou l’âme…

Les bases de cette construction – ou de cette « croyance philosophique » – ont été posées par Platon, en particulier dans le Phédon qui a pour sous-titre « De l’âme » et où il s’agit d’établir la nécessité qu’aurait le philosophe de se détacher du corps pour parvenir à la connaissance des essences :
« Si en effet il est impossible, pendant que nous sommes avec le corps, de rien connaître purement, de deux choses l’une : ou bien cette connaissance nous est absolument interdite, ou nous l’obtiendrons après la mort ; car alors l’âme sera seule elle-même, sans le corps, mais auparavant non. » (67a)
Cependant, la référence classique du dualisme est la philosophie de Descartes qui prétend établir l’immortalité de l’âme (par des arguments verbaux) et assure la connaissance métaphysique (par son intuition intellectuelle). A la fin des Méditations, Descartes « consacre » ce dualisme en insistant bien sur le fait qu’il ne s’agit aucunement de distinguer âme et corps de façon seulement modale, selon la façon d’être ou de se rapporter soit à l’activité pensante soit à celle corporelle) ; mais bien de les distinguer réellement ou in re (latin), donc en tant que chose ou substance ou être : 
« Et partant, de de cela même que je connais avec certitude que j’existe, et que cependant je ne remarque point qu’il appartienne nécessairement aucunement autre chose à ma nature ou à mon essence, sinon que je suis une chose qui pense, je conclu fort bien que mon essence consiste en cela seul, que je suis une chose qui pense, ou une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser. Et quoique peut-être (ou plutôt certainement comme je le dirai tantôt) j’aie un corps auquel je suis très étroitement conjoint ; néanmoins, parce que d’un côté j’ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue, et que d’un autre j’ai une idée distincte du corps, en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui. » [1]

 Est-il incongru de se demander d’où vient l’idée d’une telle séparation et de ce dédoublement du réel en Matière et Esprit et, dans la réalité humaine, en Âme et Corps ? Sans assigner au dualisme une origine historique dans le texte de la Genèse, il faut bien admettre que sa proximité, voire sa conformité avec la doctrine biblique de la Création sont évidentes. On y trouve en effet, que, premièrement, « Dieu » est un « esprit » planant au-dessus de la terre qu’il vient de « créer » ex nihilo : « La terre était déserte et vide. Il y avait des ténèbres au-dessus de l’Abîme et l’esprit d’Élohim planait au-dessus des eaux. »[2] Deuxièmement, lors du récit de de la première création de l’homme, le texte dit en faisant parler « Dieu » : « Faisons l’homme à notre image, à notre ressemblance ! »[3] ; puis sur le mode narratif : « Élohim créa donc l’homme à son image, à l’image d’Elohim, il le créa. Il les créa mâle et femelle. »[4] ; enfin, lors du récit de la seconde création de l’homme (sans femme cette fois) : « Alors Iahvé Élohim forma l’homme, poussière provenant du sol, et il insuffla en ses narines une haleine de vie et l’homme devint âme vivante. » [5]
Ces petites citations suffisent à établir l’accointance « naturelle » du dualisme philosophique avec la croyance religieuse en Dieu ou en l’âme, sans qu’il soit besoin de citer les innombrables discours des théologiens ou ministres des cultes monothéistes développant ce dualisme, en en faisant la condition idéologique du « salut éternel » dans l’« Au-delà ».  
De fait, dans un texte de Descartes lui-même adressé « A Messieurs les Doyens et Docteurs de la Sacrée Faculté de théologie de Paris » (à savoir les Jésuites de la Sorbonne), le philosophe se place du côté de la doctrine de l’Eglise et en se proposant de démontrer par des raisons censées ruiner tout athéisme, aussi bien l’existence de Dieu que celle de l’âme et de son immortalité :
« J’ai toujours estimé que ces deux questions, de Dieu et de l’âme, étaient les principales de celles qui doivent plutôt être démontrées par les raisons de la philosophie que de la théologie : car bien qu’il nous suffise, à nous autres qui sommes fidèles, de croire par la foi qu’il y a un Dieu, et que l’âme humaine ne meurt point avec le corps, certainement, il ne semble pas possible de pouvoir jamais persuader aux infidèles aucune religion, ni quasi même aucune vertu morale, si premièrement on ne leur prouve ces deux choses par raison naturelle. » [6]
Ces « preuves » rationnelles se trouvent dans les 3ème, 5ème et 6ème méditations et consistent plus en sophismes et verbiage scolastique qu’en véritables preuves ou démonstration ! ...  Descartes est à ce point métaphysicien qu’il lui faut dans la 6ème méditation « prouver » l’existence des choses matérielles, non sans le recours à son « Dieu vérace » lui garantissant de ne pas se tromper : « Et partant il faut confesser qu’il y a des choses corporelles qui existent. » (AT. 63)  
En plus de la reformulation moderne du dualisme ontologique et de sa cristallisation pour des siècles de postérité (y compris scientifique en médecine), Descartes a inventé et produit un dualisme « terrestre » en coupant le vivant en deux : d’un côté l’animal-machine sans intériorité (corps sans âme) et de l’autre l’homme sujet pensant (doté d’une âme incorporelle) ; très logiquement,  il a dû faire passer cette coupure artificielle, fausse et préjudiciable à tout le règne du vivant, dans l’homme-même, scindé en un corps-machine et une âme-sujet.
Mais, Descartes se serait-il piégé lui-même ? Pour traiter des passions de l’âme, il a dû affirmer la liaison entre l’âme et le corps, car dans l’expérience des passions et des émotions nous sentons et éprouvons cette liaison :
« La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose un seul tout avec lui. »[7]
On notera la contradiction consistant à d’abord séparer substantiellement l’âme et le corps, pour ensuite les unir au point de les « confondre ». Pour tenter d’expliquer cela, Descartes a eu la faiblesse d’imaginer que la glande pinéale située dans le cerveau était l’organe de cette union, liaison et communication ! 
Dans la préface de la Vème partie de l’Ethique, Spinoza, fin connaisseur de la philosophie cartésienne fit cette remarque :
« Qu’entend-il, je le demande par union de l’âme et du corps. Quelle conception claire et distincte a-t-il d’une pensée très étroitement liée à une portion de l’étendue. Je voudrais bien qu’il eût expliqué cette union par sa cause prochaine. Mais il avait conçu l’Ame distincte du Corps, de telle sorte qu’il n’a pu assigner aucune cause singulière ni de l’union, ni de l’Ame elle-même, et qu’il lui a été nécessaire de recourir à la cause de de tout l’univers, c’est-à-dire Dieu. »
Dans l’Appendice du Livre I du même ouvrage, Spinoza qualifie ce type de recours à Dieu : « la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance. »
Avant même Spinoza et du vivant de Descartes, une jeune princesse palatine, Elisabeth de Bohême, avec qui le philosophe eut une correspondance entre 1643 et 1649 sur la question des passions, ne manqua pas de soulever les difficultés de l’argument de la glande pinéale et indiquer son caractère d’impasse théorique. En effet, la glande pinéale est corporelle ; or, si c’est une partie du corps qui unit le corps et l’âme, posés préalablement comme substantiellement différents, alors il faut supposer dans la glande pinéale elle-même, une partie corporelle et une partie spirituelle, et ainsi de suite… Car, si c’est bien cette union qu’il faut expliquer, on ne peut le faire en supposant la question déjà résolue (erreur de « cercle logique »). Descartes ne parvint pas à répondre de façon satisfaisante et dût évoquer la possibilité d’une « troisième » substance qui synthétiserait les deux autres! Mais ce « trialisme » de sauvetage n’eut aucune suite.  
Pour finir là-dessus, il faut relever que le dualisme s’articule nécessairement avec une pensée de la transcendance, soit divine sur le monde (matériel), soit de l’âme ou de la conscience sur le corps et les choses non « spirituelles », voire sur la conscience-sujet d’autrui.
Le dualisme serait-il une « idéologie », au sens spécifique produit par Marx dans l’Idéologie allemande ? (Cf. Article sur « Idéologie »)

Descartes
Spinoza
Elisabeth 

MONISME  du grec monos, « unique ».
Le monisme, c’est l’affirmation qu’il n’y a qu’un seul monde, qu’une seule réalité. On parle, pour les opposer, de « monisme idéaliste » (tout est esprit) et de « monisme matérialiste » (tout est matière). Mais cette distinction est absurde, car comme il est aisé de le voir ces « monismes » avalisent la séparation dualiste, s’y inscrivent et opèrent une réduction à la moitié des deux réalités instituées par le dualisme lui-même. Ce sont en fait, des réductionnismes au sein du dualisme, nullement du monisme. Par définition, ce dernier prend tout ensemble, dans une seule et même ontologie, aussi bien les choses matérielles que celles de l’esprit. D’une certaine manière, le monisme est contraint de réunir ce que le dualisme a artificiellement séparé et cette réunion risque de paraître aussi artificiel. En réalité, le monisme est théoriquement une position première, le simple constat pour la Nature de l’existence d’un seul monde et pour l’homme d’un corps apte à des sensations et pensées, d’ailleurs formalisées au moyen de langues inventées qui n’ont rien de « métaphysiques ». Dans le fond, c’est le dualisme qui sépare arbitrairement ce dont nous n’avons aucune raison, digne de ce nom, de poser comme séparé… Et si le monisme était l’autre nom du « trialisme » qu’envisageait Descartes pour se sortir des questions embarrassantes d’Elisabeth ? Il se pourrait bien qu’en termes de pertinence et même de vérité, monisme et dualisme ne soient pas équivalents… Si le dualiste est une idéologie, une représentation masquant la réalité et la décrivant la « tête en bas », le monisme en est la mise à nu et le renversement critique, remettant ainsi les choses « sur leurs pieds ». 

Comme Descartes a pu être le refondateur du dualisme, Spinoza, au même siècle, a été celui du monisme. Selon lui, la substance est causa sui, une et infinie, ce qui signifie que la réalité est, de toute éternité, unique et auto-productrice. Spinoza l’exprime encore dans des propositions théoriques qui conceptualisent « Dieu » en se démarquant de tout anthropomorphisme et créationnisme biblique. Ce « Dieu » n’est pas un esprit ou une volonté toute puissante, il n’est pas différent de la Nature toute entière, et, surtout, il ne lui est pas extérieur. C’est par une formule révolutionnaire et d’une radicalité absolue, que Spinoza pose cette équivalence ontologique : « Deus sive Natura ». Non pas une alternative, mais une identité : « Dieu ou la Nature » signifiant « Dieu, c’est-à-dire la Nature. » ; deux mots pour parler de la même chose. Une synonymie scandaleuse pour l’époque, mais qui fonde théoriquement le monisme et réévalue la Nature en la sortant de toute représentation religieuse et fausse de « chose créée ». La « Nature » devient ce qu’elle est vraiment, un principe actif produisant toute la réalité. Deux mots, mais un même concept et une même réalité. Tout au plus faut-il admettre une distinction modale, non substantielle, entre la "Nature naturante" et la "Nature naturée", puisqu’en effet, dans le système holiste d’une réalité auto-productrice, il est possible et épistémologiquement souhaitable de distinguer en toute chose ce qui est cause et ce qui est effet ; mais à l’échelle du tout cause et effet s’identifient en un seul et même monde : toutes les cause sont là et bien sûr tous les effets. La réalité (« Dieu ou la Nature ») se cause elle-même en une infinité de causes et cause en elle-même tous les effets possibles. Quant à l’âme, elle n’est que « l’idée du corps »… Il faut en finir avec la conception d’un corps-machine, matière inerte animée par un principe mystique et hétérogène. Corps et âme sont une seule et même dynamique ontologique.    
Comme dualisme va avec transcendance, monisme s’articule avec immanence (du lat. immanere, « demeurer en » ; sens ordinaire : « qui est intérieur à… »)

« Dieu est cause immanente et non transitive de toute chose. » Spinoza (Ethique, I, p. 18)

En dehors de la complexité propre du système philosophique de Spinoza, il s’agit là d’affirmer un plan d’immanence absolu : il n’y a pas de cause du monde hors du monde ; « tout est là » et la causalité de toute chose se produit de proche en proche à l’horizontal, sans recours aucun à une quelconque transcendance. Le monde contient donc tous les éléments de son intelligibilité et il ne dépend que de nous de le connaître et comprendre en adoptant une position de principe qui ne nous prive pas a priori d’une part d’explication, ce que fait la position d’une transcendance.
Il ne sera pas question ici des implications éthiques de ce monisme immanentiste, mais chacun peut imaginer aisément qu’elles sont grandes et allant nécessairement dans le sens d’une prise de pouvoir des individus sur leur existence par la pensée et la connaissance qui deviennent des puissances de libération.  

« C’est un trait fâcheux de l’esprit occidental, de rapporter les expressions et les actions 
[de l’être] à des fins extérieures ou transcendantes, au lieu de les examiner
sur un plan d’immanence d’après leur valeur en soi. »
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Milles Plateaux, Capitalisme et Schizophrénie 2, (1980)




[1] Descartes, Méditations métaphysiques, méditation sixième, AT. 62, (1641)
[2] Genèse, 1, v.2, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, sous la direction d’Edouard Dhorme, (T. 1 p. 3)
[3] Ibid. 1, 26 (p.3)
[4] Ibid. 1, 27 (p.5)
[5] Ibid. 2, 7 (p.7)
[6] AT. IX, 4
[7] Méditation sixième, AT.64 

Commentaires

  1. Très intéressant comme commentaire. C'est à mon avis tout l'essentiel sur Descartes et Spinoza. Merci infiniment à vous!

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