L’engagement en philosophie : penser, savoir si possible, éviter de croire
Je crois savoir
et je ne fais que croire.
Rien ne ressemble plus à une vérité qu’une croyance, cela tient à son « effet de certitude ». Quand on sait, il y a, en principe, de la
certitude, quoique jamais absolue dans le savoir véritable. Or, quand on croit il y
a aussi de la certitude, sauf qu’elle est d’ordre psychologique et non pas méthodologique,
comme dans le savoir. Cependant, la conscience du « croyant » ne fait
pas ces distinctions, car celui qui croit s’identifie à sa croyance, l’enjeu
est dans sa personne-même. Il rejette toute remise en question de sa croyance, car
elle s’assimilerait à une atteinte à sa personne. Il adhère à sa croyance et y
colle comme il veut coller à lui-même. L’adhésion est adhérence.
Dans cette confusion
mentale entre penser et être, il est impossible de réfléchir, de prendre une distance
critique par rapport aux idées. Croire, avoir foi en quelque chose, révélerait un manque de confiance
en soi, on ne peut décoller son être de ses pensées, car on a besoin de « faire bloc » pour faire un. Est-ce
un paradoxe ou un effort de cohérence ? Les deux sans doute. Toujours
est-il que pour ses raisons d’identification et d’adhérence de l’être à la pensée, il est impossible que la croyance
s’autocritique, qu’elle se transforme de l’intérieur en recherche et effort de connaissance. Il faut qu’elle soit ébranlée de l’extérieur, confrontée à ses autres : le doute, le questionnement, la relativité des choses,
l’incertitude positive qui fait chercher davantage. Une crise de foi existentielle, un échec dans la vie, un drame ou une
rencontre salutaire peuvent apporter l’occasion de sortir des idées toutes
faites, il faut, néanmoins, y mettre du sien, de son désir propre.
Mais suffit-il de douter
pour passer de la croyance à la connaissance ? Bien sûr que non, la
connaissance ne vient pas d’un coup, mais par le travail et dans la patience.
En attendant, je peux essayer au moins de ne plus croire…
« Lorsqu’on
croit de la foi la plus ferme que l’on possède la vérité,
on doit savoir
qu’on le croit, non croire qu’on le sait. »
Jules Lequier, 1814-1862 (Le problème de la science.)
Pour ne plus croire, je ne
dois pas seulement changer de procédé, mais je dois me changer moi-même,
adopter une nouvelle tournure d’esprit, un autre rapport au savoir, aux idées. Cette fois, la personne doit s'engager consciemment pour se dégager de la confusion entre soi et ses idées. Je
dois opérer une conversion au désir de savoir, "sortir de la caverne", en un mot passer à la philo-sophie. Quand Socrate disait : « Je sais que je ne sais rien », cela était le résultat
d’une lutte intérieure entre ses croyances et son désir de connaître. Il parvient
à un degré zéro du savoir, seulement après avoir défait en lui (au double sens
de déconstruire et infliger une défaite), la puissance sournoise de
la croyance. Il dégage ainsi l’horizon du penser par soi-même et de la
connaissance authentique. Il sait qu’il croyait et ne croit plus rien ;
mieux, il sait ne plus croire… même s’il ne sait pas encore. Apprendre à
« décroire » pour croître. Grandir,
ne pas rester enfant, car « nous
avons été enfants avant que d’être hommes », évidence critique que nous rappelle Descartes…
Mais comment penser sans croire et alors même qu’on ne sait pas, qu’on le sait et qu’on ne veut plus croire, mais tout de même penser ? Cette question nous met au seuil de ce qu'est vraiment la réflexion, c’est bien face à une question difficile dont la réponse n’est pas immédiate que l’on peut et doit réfléchir. Or, la réflexion caractérise l'essentiel de l’activité philosophique débouchant sur la non moins essentielle affirmation de thèse ou positions.
Mais comment penser sans croire et alors même qu’on ne sait pas, qu’on le sait et qu’on ne veut plus croire, mais tout de même penser ? Cette question nous met au seuil de ce qu'est vraiment la réflexion, c’est bien face à une question difficile dont la réponse n’est pas immédiate que l’on peut et doit réfléchir. Or, la réflexion caractérise l'essentiel de l’activité philosophique débouchant sur la non moins essentielle affirmation de thèse ou positions.
Comment penser par soi-même
et qu’est-ce que réfléchir au sens fort ? On peut répondre avec Kant
(1724-1804), philosophe des Lumières allemandes (Aüfklarung) et en 3 points :
1. Accéder à la majorité intellectuelle
« L’état de
tutelle est l’incapacité de se servir de son propre entendement sans la
conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand
la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une
insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un
autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà
la devise des lumières. » Emmanuel KANT, Qu’est-ce les Lumières ? (1784)
« Ose
savoir ! » résume donc, pour Kant, le programme d’émancipation des
Lumières. Il s’agit de sortir de la minorité
intellectuelle ou de l’hétéronomie
de la pensée (pensée soumise à autrui) pour entrer dans la majorité intellectuelle (âge adulte et mûr de l’intelligence) ou
passer à l’autonomie de la
pensée.
2. Distinguer la connaissance de la réflexion
On peut distinguer connaître de penser,
comme KANT distingue, dans la Critique de
la Faculté de Juger (1790), le Jugement
déterminant du jugement
réfléchissant. Dans le jugement déterminant, c’est l’universel
qui impose sa loi au particulier, déduction savante donc ; dans le jugement
réfléchissant, c’est, inversement, le particulier qui, éveillant la curiosité de
l’esprit, lui fournit l’occasion d’enfanter de nouvelles idées « générales » et « communes » - ou pouvant l’être ! KANT visait, en effet, l’idéal d’une
possible communion des esprits dans toute l’humanité. Plus modestement, l’intérêt
du jugement réfléchissant est qu’il soumet au débat et à la confrontation, des
idées venues de l’expérience de chacun.
Connaître, c’est donc pouvoir subsumer
l’expérience sous un concept universel ; ex. « cette forme est un
cercle » ou « cet animal est un cheval »… Alors que penser,
c’est mettre en mouvement des idées dans la réflexion de notre expérience humaine.
Penser, c’est aussi juger, et, pour construire le jugement esthétique, Kant pose
un « sens commun » de la raison (sorte de sixième sens humain de
la pensée réfléchie). Réfléchir, ce serait alors faire usage de la raison en
visant un « sens commun » défini comme : « une faculté de juger qui dans sa
réflexion tient compte (…) du mode de représentation de tout autre homme afin
de rattacher pour ainsi dire son jugement à la raison humaine tout
entière. » CFJ, § 40
3. Pratiquer le jugement
Le Sens Commun
kantien se règle sur trois maximes (§ 40) dont nous pouvons faire les règles de
tout jugement réflexif (voire de toute bonne dissertation philosophique).
1. « Penser par
soi-même », maxime de la pensée sans
préjugés, jamais passive et autonome. Le préjugé étant une passivité de la
raison qui juge sans examiner, en proie à la superstition, dans l’hétéronomie ;
dite « maxime de l’entendement » ou des Lumières.
2. « Penser à la
place de tout autre. », maxime de la pensée élargie, de l’esprit
ouvert qui sait se mettre à la place d’autrui pour avoir un point de vue
universel, en sortant du sien trop étroit pour s’ouvrir et s’élever aux dessus
des conditions subjectives du jugement ; dite « maxime du jugement »
3. « Toujours penser
en accord avec soi-même. », maxime de la pensée conséquente, cohérente ;
dite « maxime de la raison ». Kant ajoutait qu’elle était la plus
difficile à mettre en œuvre, puisqu’elle doit concilier les deux premières,
mais que l’exercice répété de la réflexion nous en donne la maîtrise.
Remarque.
Considérées comme des règles de la réflexion, ces maximes font système, elles sont solidaires et interdépendantes. Non seulement,
elles doivent être appliquées avec ordre, mais il faut aussi y revenir sans
cesse, comme à une méthode.
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