3 « idées au logis »
Le mot « idéologie »
abrite 3 significations distinctes : un sens historique, intéressant
mais désuet ; un sens commun, revendiqué mais naïf ; un sens critique
et « renversant », comme on renverse des idoles… Idées ou idoles ? Si l’esprit tente de penser les
premières, il lui arrive de faire une place aux secondes et même de les adorer.
1.
Sens historique, désuet
Au XVIIIe s. le terme idéologie apparaît pour désigner, très
conformément à sa construction étymologique, le système philosophique des « Idéologues »
qui se proposaient d'étudier
rationnellement les idées en général et leur origine. Le terme a, en effet
été créé, par Antoine Destutt de Tracy (1754-1836) en 1796 dans son Mémoire sur la faculté de penser, pour
désigner une science ayant pour objet l'étude des idées en tant qu’elles
proviennent des sensations et devant remplacer la métaphysique traditionnelle.
Dans le prolongement des Lumières et du Sensualisme[1]
de Condillac (1715-1780), le groupe des Idéologues, constitué autour de Destutt
de Tracy, de Cabanis (1757-1808) et de Volney (1757-1820) voulait démonter les
mythes et l'obscurantisme par une analyse scientifique de la pensée et de ses
origines et dans tous les domaines, de la religion à la médecine, en passant
par l’éducation.
L’Idéologie, comme courant
philosophique fut donc l’un des derniers avatars de la philosophie des
Lumières. Mais cette dernière était-elle exempte de toutes traces d’idéologie ?
2.
Sens commun et
revendiqué
Système d'idées générales plus ou
moins vague, mais sensé constituer une « conception du monde », voire
une « philosophie » ou plutôt une pseudo-philosophe puisqu’il s’agit
surtout d’une composition d’opinions. Si une véritable philosophie peut être perméable à une
idéologie, elle s’en démarque nettement par le travail réflexif, rationnel et
critique qu’elle opère sur des concepts déjà établis ou qu’elle produit
elle-même. Par exemple, Descartes (1596-1650) hérite, à certains égards, de la
notion de sujet juridique forgés au début du 17ème s. dans le cadre
du droit marchand et de l’idéologie bourgeoise naissante. Mais, elle le retravaille
dans une élaboration complexe (et problématique). Ce travail conceptuel
débouche sur une théorie de la connaissance centrée sur le concept de
« Sujet pensant » (Cogito) lui
conférant autonomie et maitrise dans le domaine du savoir en l’émancipant, au
passage, de la tutelle religieuse. Si en retour, le concept de Sujet cartésien
a alimenté une idéologie du moi individuel s’actualisant dans la « liberté
d’entreprendre », c’est, bien sûr sans que Descartes lui-même l’ait voulu et
cependant non sans rapport avec ses idées sur le développement de la science,
dans son champ propre comme dans la société. Où commence, ou s’arrête
l’idéologie ? Que ne traverse-t-elle pas ? Pourquoi épargnerait-elle
les sphères de la production culturelle, intellectuelle, savante ou encore
journalistique ? Sans détour, mais sans anticiper sur la sujétion actuelle
de la science au Capital, avec une certaine naïveté donc, Descartes caractérisait
la tâche du nouveau sujet de la connaissance et le développement de cette
dernières comme une libre entreprise
individuelle.
Quelques traces dans le Discours
de la méthode (1637) :
-
« … je m’avisai de considérer que souvent il n’y a pas tant
de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces, et fait de la
main de divers maîtres, qu’en ceux auxquels un seul a travaillé. Ainsi voit-on
que les bâtiments qu’un seul architecte a entrepris et achevés ont coutume
d’être plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tachés de
raccommoder… » (II,
AT 11)
-
« Pour toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors
en ma créance, je ne pouvais mieux faire que d’entreprendre, une bonne fois, de
les en ôter, afin d’y en remettre par après, ou d’autres meilleures, ou bien
les mêmes, lorsque je les aurais ajustées au niveau de la raison. » (II, AT 14)
-
Critiquant
la philosophie spéculative des Scolastiques, Descartes écrit : «… on en peut trouver une pratique, par laquelle
connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des
cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que
nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions
employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi
nous rendre maîtres et possesseurs de la nature. » (VI, At 62)
-
Sans
oublier le rôle du capital privé dans la recherche : « Il est vrai que, pour ce qui est des expériences
qui peuvent y servir, un homme seul ne saurait suffire à les faire toutes ;
mais il n’y saurait aussi employer utilement d’autres mains que les siennes,
sinon celle des artisans, ou telles gens qu’il pourrait payer, et à qui l’espérance
du gain, qui est un moyen très efficace, ferait faire exactement toutes les
choses qu’il prescrirait. » (VI, AT 72) Le savant doit-il être
riche ? Doit-il se faire employeur ? A moins qu’il ne devienne
employé ! Plus loin, Descartes
imagine également le mécénat privé…
Le philosophe John LOCKE
(1632-1704), théoricien du libéralisme politique et précurseur de celui
économique, lui-même actionnaire dans la traite des Noirs des colonies
britanniques, complètera la philosophie cartésienne et contribuera à
l’édification de l’idéologie libérale, en ajoutant la personnalité psychologique
et la responsabilité morale à la notion cartésienne de Sujet, par trop
métaphysique. Enfin, ROUSSEAU (1712-1778) complétera l’édifice en conférant au
Sujet (libéral) sa dimension politique avec la fiction du Contrat Social. De
certains autres penseurs des Lumières, on a pu dire (rétrospectivement) qu’ils
ont anticipé les idées de la Révolution Française ; par exemple KANT
(1724-1804) et son idée d’un progrès moral des sociétés et des relations
internationales par les avancées du Droit. D’autres y ont même participé, comme
CONDORCET 1743-1794) membre des Girondins et idéologue du Progrès humain et social par
celui de la Raison :
« Les avantages réels, qui doivent résulter des
progrès dont on vient de montrer une espérance presque certaine, ne peuvent
avoir de terme que celui du perfectionnement même de l’espèce humaine, puisque,
à mesure que divers genres d’égalité l’établiront pour des moyens plus vastes
de pourvoir à nos besoins, pour une instruction plus étendue, pour une liberté
plus complète, plus cette égalité sera réelle, plus elle sera près d’embrasser
tout ce qui intéresse véritablement les bonheur des hommes. C’est donc en
examinant la marche et les lois de ce perfectionnement que nous pourrons
seulement connaitre l’étendue ou le terme de nos espérances. » Esquisse d’un tableau historique des progrès
de l’esprit humain (1795, posthume)[2]
En résumé, une
idéologie est un ensemble d'idées sociales,
politiques, morales, religieuses, propre à un groupe, à une classe sociale ou à
une époque. Ces idées sont des opinions ou croyances qui forment une
doctrine visant à influencer les comportements individuels ou collectifs. Ces idées ont donc une efficacité pratique,
des effets sur la réalité dont elles sont partie prenante en tant que moteurs de l’action et justifications
verbales des acteurs. Idées sans lesquelles l’individu ou les groupes
n’agiraient tout simplement pas.
Dans cette
acception commune, l’idéologie est donc revendiquée, comme une
« conception du monde » valable et digne d’être défendue, appelée
parfois « philosophie » comme pour l’anoblir, sans pour autant que
l’on se soit interrogé sur la pertinence des idées qui la composent. Mais, en
dehors de leur utilité pratique que valent ces idées ? Sont-elles vraies ?
3. Sens Critique
et politique
Précisément, le troisième sens d’idéologie
traite de la valeur des « idées aux logis », des idoles qui habitent
les esprits. Ce sens critique est
produit par analyse et déconstruction des idéologies. Il vise à montrer
leur dimension illusoire, aliénante et erronée ; par-là, leur pouvoir sur
les consciences et les comportements.
Dans l’Essence du christianisme (1841), le
philosophe Ludwig FEUERBACH (1804-1872), établit que la vérité de la religion
chrétienne n’est pas Dieu, mais l’homme. Il obtient ce résultat par une méthode
critique de « renversement » consistant à montrer que le concept de « Dieu »
exprime en réalité l’essence de l’homme, mais de manière aliénée et
inconsciente. La religion étant inventée par l’homme, ce dernier n’a pu y
parler que de lui-même, mais sans le savoir et par idéalisation. L’amour, la volonté
et l’intelligence qui définissent le Dieu chrétien sont, en fait, les attributs
essentiels de l’homme, mais projetés en
Dieu et donc élevés à la puissance infinie, débarrassés de ce qui les
limite en l’homme, pour en faire des « perfections divines ». Paradoxalement,
cette construction inconsciente sublime l’homme et pose la perfection de son essence !
« C’est ainsi qu’en Dieu et à travers Dieu l’homme n’a d’autre but que lui-même. » (E.C.)
« C’est ainsi qu’en Dieu et à travers Dieu l’homme n’a d’autre but que lui-même. » (E.C.)
Mais si Feuerbach
obtient ce résultat en renversant le christianisme, par là-même il le remet à
l’endroit ; car c’est d’abord le christianisme qui a renversé l’idée de l’homme,
en en faisant un être inférieur à Dieu, alors qu’il est supérieur à tout autre
être de la nature, au point d’inventer Dieu ! Il faut donc remettre le
monde de la religion à l’endroit, ramener sur terre les attributs de Dieu
et les référer au sujet à qui ils reviennent, à savoir l’homme. Ce
renversement du christianisme – lui-même image inversée de l’homme – doit
fonder un nouvel humanisme. Feuerbach propose de substituer à la religion
chrétienne aliénante, une religion, vraie et libérée, de l’Homme.
Cette démarche
critique inaugure un nouveau sens de l’idéologie que Karl MARX (1818-1883) va
promouvoir et dont la religion est l’archétype. L’idéologie devient un système de représentions illusoires. Illusions
structurelles produites par une
caractéristique propre de la conscience humaine : l’inversion mentale des causes, rapports ou valeurs…
Instruit par la
critique feuerbachienne du christianisme, mais désireux de dépasser l’idéalisme
abstrait et l’humanisme essentialiste, MARX, ancien jeune hégélien de gauche
comme FEUERBACH, écrit, avec Friedrich ENGELS (1820-1895), L’idéologie allemande en 1845. Mais, il en retravaille le concept
dans le cadre de sa théorie matérialiste de la conscience élaborée dès 1843. Dans
Pour une critique de la philosophie du
droit de Hegel, il conçoit l’idéologie comme : « une conscience renversée du monde.»
La conscience
produit de l’idéologie comme elle respire,
mais elle interprète le monde en le
« renversant ». La conscience sujet se place au centre de tout et
considère que ses idées viennent d’elle, d’un mystérieux pouvoir spontané de
connaitre qu’elle aurait. Ainsi, ce
qu’elle pense de façon immédiate et évidente, elle le croit vrai. En
réalité une conscience spontanée ne peut qu’ignorer, faute de les avoir
recherchés par un véritable effort de connaissance, les vrais rapports de
causalité, ceux du monde comme ceux qui la concernent : « Les hommes se croient libres pour la seule raison
qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par quoi ils
sont déterminés. », écrivait déjà SPINOZA au 17e s. (Ethique, II, P. II, Scolie) Thèse
s’articulant fort bien à celle de MARX, dans la Critique de l’économie politique (1859) : « Ce n'est pas la conscience des hommes qui
détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui
détermine leur conscience. »
L’illusion idéologue est d’abord
une illusion de savoir, un effet de croyance, donc de « faux savoir » :
«L’idéologie est un processus que le soi-disant penseur
accomplit sans doute consciemment, mais avec une conscience fausse. Les forces motrices véritables qui le
mettent en mouvement lui restent inconnues, sinon ce ne serait point un
processus idéologique. Aussi s’imagine-t-il des forces motrices fausses ou
apparentes. Du fait que c’est un processus intellectuel, il en déduit et le
contenu et la forme de la pensée pure, que ce soit de sa propre pensée, ou de
celle de ses prédécesseurs. Il a
exclusivement affaire aux matériaux intellectuels; sans y regarder de plus près,
il considère que ces matériaux
proviennent de la pensée et ne s’occupe pas de rechercher s’ils ont quelque
autre origine plus lointaine et indépendante de la pensée. Cette façon de
procéder est pour lui l’évidence même, car tout
acte humain se réalisant par l’intermédiaire de la pensée lui apparaît en
dernière instance fondé également dans la pensée.» Lettre d’Engels à F. Mehring, 14 juillet
1893.
La
connaissance causale de toutes choses, en nous ou hors de nous, nécessite une
vraie recherche et non une facile inspiration. Elle ne peut être « idéologique
», relevant d’une toute puissance illusoire de la conscience, et ne peut être
que savante, analytique, faite de doutes et d’esprit critique, de recherches et
de rationalisation du réel.
Prendre pour
une cause ce qui est un effet est bien une erreur savante ou de
« méthode ». N’est-ce pas, par exemple, ce qui se passe dans l’idée
libérale de la réussite individuelle de sa vie par la « libre entreprise » ? La
liberté de l’entrepreneur, celle de faire des profits par tous les moyens
possibles (parfois illégaux ou détournés) n’est pas due à sa « volonté »
ou à son « engagement courageux » (illusions morales articulées à l’allégation
de la « prise de risque »), mais à sa position sociale dominante
comme détenteur de capital hérité, accumulé ou prêté (dans le meilleur des cas,
car le banditisme ou la mafia font aussi parties du capitalisme). C’est donc
la propriété privée du capital qui confère des « libertés » d’action
(s’enrichir par le travail d’autrui, licencier, délocaliser, optimiser sa
fiscalité) et non une liberté « fondamentale », voire métaphysique,
de « l’individu entreprenant » qui amène à la détention d’un capital
– liberté qui serait, bien sûr, celle du libre-arbitre ! L’idéologie,
comme la théologie, a tendance à « expliquer » l’obscurité, qu’elle
prend pour du lumineux, par du plus obscur… (cf. art. Libre arbitre)
Pour reprendre
l’exemple de l’idée du progrès selon les Lumières et résumée plus haut dans la
citation de CONDORCET, si nous ne
considérons que l’exigence d’une égalité
réelle, pas seulement « de droit » mais « de fait », égalité sociale, comme
condition du progrès, l’idée est pertinente. Nous savons, en effet et surtout aujourd’hui, que l’égalité formelle du droit ne suffit pas. Cependant, croire
que ce progrès de l’égalité se fera par celui des Lumières ou de l’esprit
humain, n’est-ce pas là une illusion ?
Le progrès ne doit-il pas concerner d’abord, ou en même temps, si l’on
veut, l’égalité des hommes dans leur rapports sociaux, dans le partage des
richesses produites par le travail du plus grand nombre et dans une égale
répartition du pouvoir de gouverner la société ?
Dans L’Idéologie allemande, en plus de la
caractéristique du renversement, MARX
a insisté sur les caractères anhistoriques
et idéalistes de l’idéologie. Une idéologie se présente
comme « sans histoire », comme si ces idées étaient vraies de toute
éternité, alors qu’en réalité, en plus d’être illusoires et fausses, elles sont
produites historiquement et dans des conditions sociales, à partir de la
pratique des individus et de leurs intérêts de classe. Ces intérêts sont
d’ailleurs dissimulés sous des idées nobles et éternelles – l’idéologie
libérale, de la « libre entreprise », justifie et occulte, en même
temps, l’exploitation de l’homme par
l’homme (autre et possible définition du capitalisme) par une fausse idée
de la liberté.
"Une idéologie est un complexe d'idées ou de
représentations qui passe aux yeux du sujet pour une interprétation du monde ou
de sa propre situation, qui lui représente la vérité absolue, mais sous la
forme d'une illusion par quoi il se justifie, se dissimule, se dérobe d'une
façon ou d'une autre, mais pour son avantage immédiat." Karl JASPERS (1883-1969)
Trois « idées » bien
distinctes habitent donc sous le même toit du seul mot « idéologie ».
Précisément, la cohabitation ne va de soi et les tensions sont possibles,
surtout entre les deux derniers sens puisque – frères ennemis – ce que l’un
revendique comme une justification et une vérité, l’autre le démonte et le
répute illusoire, voire le dénonce comme une mystification intéressée et
manipulatrice ! Mais "l’ami du concept" ne craint, ni ne souhaite, la discorde.
Savoir de
quoi on parle, pour mieux en parler.
[1] Pensée matérialiste et empiriste, pour laquelle toute
connaissance et toute idée découlent de la sensation.
[2] Nicolas de CONDORCET fut un personnel savant révolutionnaire
de grande importance, député et auteur, entre autres, d’un rapport sur
l’enseignement qui a fait référence : Cinq
mémoires sur l'instruction publique (1791). Mais, tombé en disgrâce avec
son camp, poursuivi puis arrêté, il se donna la mort dans une prison de la
Révolution, à Bourg-la-Reine (banlieue sud de Paris).
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