VIE, VIVANT, VALEUR 

Philosophie et science ou croyance et idéologie ?
Notions : Vivant, Raison, Matière-Esprit, Culture, Religion, Histoire, Morale 

On dit « le vivant » et non « la vie » pour désigner le phénomène en acte (« ce qui vit ») définit comme objet théorique de la « science de la vie », la biologie. Mais, la vie n’a pas toujours été un objet de scienceObjet d’interrogation, oui ; mais surtout de croyance, de faux savoirs, de préjugés, de valorisations irrationnelles conscientes ou inconscientes, voire de dévalorisations, par exemple, au profit de la mort (« la vie ne vaut pas la peine d’être vécu ») ou d'une « vie après la mort » (imaginaire, idéalisée). Il reste que la vie est un enjeu universel et central de toute civilisation humaine.
« Le miracle de la vie », la formule a fait et fait encore « recette », mais qu'y a-t-il de miraculeux dans ce phénomène parfaitement naturel, terrestre, ou aquatique si on pense à ses premiers balbutiements ? Le « miracle » serait plutôt du côté de l’invention culturelle, religieuse…
Au-delà des enjeux épistémologiques (de connaissance), une réflexion philosophique sur le Vivant peut nous amener à examiner la question axiologique de la vie (du grec : axia ou axios, valeur, qualité). Un chiasme un peu désuet de MALRAUX disait : « Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie. »  Précisément, que vaut la vie ? (Non pour les assurances…) Est-elle valeur en elle-même ou source de valeurs ? Et puis, est-il sûr qu'une vie ne vaille rien, si au moins elle est une vie ? Avant de reprendre ces questions et enjeux, parcourons le chemin qui mène du désir de connaître, légitime mais d’abord vain, à une réelle compréhension de la vie dans son phénomène permanent et dans ses débuts.

1. Rétrospective sur les approches préscientifiques de la vie
D’un côté, dans la représentation et la culture, on a essayé d’éliminer le mystère au moyen d’inventions imaginaires proposant un discours « explicatif » sur les origines et la fin de la vie (mythes, religions) et auxquels on a voulu croire fermement ; par ex. la vie est un souffle divin, souffle et esprit se disent pareillement en hébreu, « rouah » ; de même en latin « anima ». Ici, « l’esprit » que l’on répute immatériel donnerait naissance à la vie, phénomène matériel… Comment ? Les croyances (religieuses ou autres) ont la particularité d’ajouter de l’ignorance au mystère, à l’inconnu ! D’ailleurs, toute croyance (adhésion) est « au carré » : elle croit quelque chose et croit en elle-même. Or, si une croyance peut exprimer une valeur et en induire (je crois parce que je valorise ou l’inverse), elle ne peut constituer un savoir, à la lettre elle ne sait pas puisqu’elle croit… et croît sur le terreau de l’ignorance et des passions. Si les croyances peuvent être utiles aux hommes, c’est toujours avec ambivalence ; ex. « Dieu a donné, dieu a repris » cette idée biblique permet-elle de faire accepter la mort comme le terme nécessaire de la vie ? Oui, en un sens ; mais elle induit aussi la croyance en un « royaume de Dieu » où il serait souhaitable de séjourner « après la mort », nous faisant ainsi dévaloriser la vie… Vouloir expliquer de l’inconnu par du plus inconnu encore, voire de l’inconnaissable, c’est le contraire d'une « explication », d’une assignation de cause rationnelle.
De l’autre, dans la pratique, on observait la vie se reproduire « naturellement » (par la sexualité), on réduisait empiriquement la part de mystère en découvrant des moyens de procurer ou restaurer la santé : alimentation, médecines naturelles, réparation (atèle ou trépanation, chirurgie…) et cela conduisait à concevoir des modèles explicatifs, certes abstraits, mais se voulant « naturalistes », sans référence à du « surnaturel » …  En attendant de parvenir à une véritable science du vivant.
Quelques étapes de l’histoire de l'approche théorique du vivant...

1 -  Le finalisme psychique (grec : psyché = "âme")
Selon ARISTOTE (4e s. av.), vivre, c'est, pour un corps naturel, naître, croître et dépérir. Autant de mouvements qui nécessitent et supposent un "moteur” et un "pilote". C’est l’âme qui tient ce double rôle : elle "anime" (lat. anima) et dirige les différents organes en fonction d'une fin : la conservation de la vie. Aussi, pour lui, la fonction, nécessairement finalisée, prime sur l'organe, le conditionne, voire le suscite : la Nature nous aurait donné des yeux pour voir, et l’âme aurait raison de s’en servir à cet effet ! Il en va de même pour les fonctions vitales : « l'âme nutritive » indique les fins de subsistance et utilise le corps pour les atteindre. L'âme serait donc le principe de la vie, elle assigne des fins et organise les moyens. Mais le finalisme qui détermine tout par le but a le double défaut d’être sans fondement rationnel et de faire oublier les causes efficientes.

2 - Le modèle mécaniste ou « l'animal machine »
En 1628, l'anglais W. HARVEY découvre la circulation sanguine au moyen du modèle théorique des pompes hydrauliques. DESCARTES (1596-1650), lui, va proposer une conception générale de la vie reposant sur cette analogie avec les machines (Cf. les horloges, mais aussi les automates – "ce qui se meut soi-même » – de Vaucanson). Les mouvements vitaux des corps ne sont dus qu'aux rapports mécaniques et aux agencements des différentes parties de ces corps contenant comme autant de "ressorts", "roues", "contrepoids" qu'une horloge en contient. La vie devient un ensemble de solides et de fluides en mouvements et en repos, animés par un feu intérieur dont le cœur serait le foyer. Foyer des émotions et de la sensibilité aussi, car ces machines n’en sont point privées. Ce mécanisme réalise, par rapport au finalisme aristotélicien, un progrès consistant à éliminer le principe occulte du vitalisme psychique. Cependant, il n'évite pas un autre écueil : Dieu est requis comme créateur des machines vivantes et puis, surtout, l’âme dégagée de son rôle vital, devient un pur objet « métaphysique ». Le dualisme esprit-matière ou âme-corps est renforcé ; Descartes pose l’existence de deux « substances » radicalement différentes : la pensée et l’étendue.

3 - Le modèle organiciste, insuffisance du mécanisme
KANT, au § 65 de la Critique de la faculté de juger (1790), propose un dépassement du mécanisme en pensant la nature comme un tout organisé : un être vivant n'est pas une machine dotée d'une force « motrice » ; c’est un système ayant une force formatrice et reproductrice. (Une montre ne peut se réparer elle-même et encore moins en engendrer d’autres !) Plutôt qu'une machine, la vie serait donc un organisme, totalité dans laquelle chaque partie existe à la fois par d'autres, pour d'autres et pour le tout (conservation et reproduction du tout consistant en un jeu de rapports entre les parties). En cela, le vivant devient non seulement un être organisé, mais s'organisant lui-même. Cependant, Kant réintroduit, sous forme de concept régulateur, sinon constitutif, un finalisme divin ou intelligent dans la nature… En dépit de la critique radicale du finalisme menée par SPINOZA, dans l’Appendice du livre I de l’Éthique : « … la Nature n’a aucune fin à elle prescrite et que toutes les causes finales ne sont rien que des fictions des hommes… cette doctrine finaliste renverse totalement la Nature. Car elle considère comme effet ce qui, en réalité, est cause, et vice versa. »

4 - Le modèle cybernétique
Dans la deuxième moitié du XXe siècle est apparue une nouvelle conception générale du vivant reposant, d'une part, sur la Cybernétique ou théorie du fonctionnement des "machines" naturelles ou artificielles susceptibles de produire des effets d'adaptation à des situations instables et variables (ex. robots, pilotes automatiques); et, d'autre part, sur la théorie de l'Information ou théorie des échanges et communications entre systèmes, selon laquelle les messages transmis par des signaux quelconques arrivent en général au but plus ou moins déformés ; on interprète cette déformation en terme de dégradation inévitable selon une analogie avec l'entropie de CARNOT (cf. Thermodynamique: dégradation des systèmes énergétiques due à leur fonctionnement même). Dans cette double référence, la vie peut être conçue comme un système dynamique ouvert qui défend son équilibre en maintenant des constantes contre des perturbations qui l'affectent, et en ajustant, soit à un niveau d'entretien, soit à un niveau de performance à réaliser, les relations qu'il soutient avec le milieu duquel il tire son énergie. Ainsi la vie apparaît comme une lutte permanente contre la mort, celle-ci comparable à un effet d’entropie du vivant. La conservation du vivant devient alors un effort permanent pour contrecarrer cette dégradation, effort comparable, lui, à un phénomène de « néguentropie » (énergie négatrice de l'entropie que le système doit développer pour se maintenir). Dans les Recherches physiologiques sur la vie et la mort (1822), BICHAT écrivait déjà : "La vie est l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort".

5 - la Biologie
Elle est née avec le XIXe s. Le mot, formé à partir du grec « bios », vie ; « logos », science, apparaît en 1802 dans un ouvrage de l’allemand TREVINARIUS (intitulé « Biologie ou philosophie de la nature vivante »). Pour lui la biologie doit étudier « les différents phénomènes et formes de la vie, les conditions et les lois qui régissent son existence et les causes qui déterminent son activité ». Au même moment, et sans connexion, le mot apparaît également dans l’Hydrogéologie (1802) du français LAMARCK, pour désigner une « théorie des corps vivants ». Suivront, dans ce même siècle, la Physiologie de Claude BERNARD, la théorie de l’Évolution de DARWIN, la Théorie cellulaire, la Génétique de MENDEL et la Microbiologie de PASTEUR. Au XXe s. avec la découverte de l’ADN (1953), support de l’information génétique servant à la reproduction, la Biologie est devenue moléculaire.

Dans La logique du vivant (1970, Gallimard, pp. 146-7), François JACOB conçoit l’idée contemporaine du vivant, en l’inscrivant dans l’espace et le temps, au moyen de 4 notions : origine, continuité, instabilité et contingence (le passage du livre de Jacob se trouve à la p. 384 du manuel) :
Ø  Origine : « tous les êtres vivant actuellement descendent d’un seul et même ancêtre, ou d’un très petit nombre de formes primitives ».

Ø  Continuité : « depuis l’apparition sur terre du premier organisme, le vivant est regardé comme ne pouvant naître que du vivant (…) par le seul effet de reproductions successives ».
Ø  Instabilité : « si la fidélité de la reproduction conduit presque toujours à la formation de l’identique, il lui arrive, rarement mais sûrement, de donner naissance au différent (…) flexibilité (…) variation nécessaire à l’évolution ».
Ø  Contingence : « on ne décèle aucune intention d’aucune sorte dans la nature (…) aucune nécessité a priori à l’existence d’un monde vivant tel qu’il est aujourd’hui » = la confirmation scientifique de « l’erreur finaliste » ; même si, une fois existant, le vivant instaure de la nécessité a posteriori.
2. Zoom sur l’Évolutionnisme et ses enjeux
« L’homme descend du singe » la formule est identifiée à tort comme résumant la théorie darwinienne de l’évolution des espèces. En fait, elle est fausse (hommes et singes ne sont pas alignés, ils sont des « cousins », ont un ancêtre commun) ; elle est surtout caricaturale : les anti-évolutionnistes s’en servent comme d’un repoussoir ; une façon de crier au scandale et de rejeter cette filiation insupportable : « Voyons ! C’est plutôt le singe qui imite l’homme, ce sommet de la création ! » ; les « créationnistes » ne peuvent accepter l'idée d'ancêtres animaux de l'homme (ils sont fixistes) qu'ils croient avoir été « fait » avec de la glaise et un souffle divin, comme c’est écrit dans la Genèse (écrit et non décrit ; la description suppose un objet extérieur au discours…). Dans la réception négative de L’Évolution par les milieux religieux, il n’est pas question d’une confrontation entre deux thèses d’égale valeur : l’une n’est qu’une croyance, l’autre est une théorie scientifique. (Cf. repère Croire/Savoir)
L’Évolutionnisme a dérangé son époque et dérange encore croyants et obscurantistes ; de fait, il produit un effet de révolution copernicienne (décentrement du sujet humain), comme la physique de Copernic et Galilée et la psychanalyse de Freud… Comme elles, cette théorie revêt un enjeu culturel et idéologique et donc de pouvoir : si l’homme « descend » de Dieu et non d'un ancêtre animal, alors les représentants de Dieu sur terre ont de l’importance ; sinon, ils doivent descendre de leur piédestal…

2.1. Lamarckisme et Darwinisme
La vérité historique, sinon l’opinion admise, est donc qu’il y a deux « pères fondateurs » de l’Évolutionnisme : le français Jean-Baptiste MONET, chevalier de LAMARCK (1744-1829) et l’anglais Charles DARWIN (1809-1882). En réalité, ni LAMARCK, ni DARWIN, n’ont utilisé le terme d’ « évolution ». C’est Herbert SPENCER (1820-1903) qui l'utilisa le premier dans son sens actuel et Thomas HUXLEY qui diffusa le darwinisme sous l’appellation d’Évolutionnisme.
LAMARCK publie en 1809, la Philosophie zoologique. Le vivant est une seule et immense chaîne allant des êtres les plus simples aux plus complexes. Il y a donc continuité du règne animal dans la diversité et la filiation des grandes espèces. (Idem pour le règne végétal). Cette continuité dans le changement, est le principe du Transformisme lamarckien : l’être vivant répond aux changements de circonstances par des mutations organiques, l’emploi fréquent et soutenu d’un organe quelconque le fortifie et le développe ; inversement, le défaut d’usage affaiblit et atrophie l’organe. 
DARWIN publie L’origine des espèces en 1859. En plus de l’unité du vivant et de la variabilité des espèces, il y affirme une théorie de la sélection naturelle et de la compétition entre individus pour la survie : « C’est le principe de conservation, de survivance du mieux adapté que j’appelle sélection naturel ». (Origine..) C’est même sous cette pression sélective que les variations entre espèces se font. Le darwinisme se présente donc comme une « théorie de la descendance modifiée par le moyen de la sélection naturelle. » (Voir manuel, Dossier sur Darwin, pp 382,383)
Différence importante entre les deux théories : LAMARCK affirme la prépondérance du milieu sur les mutations et le principe (non vérifié) de la transmission héréditaire de caractères acquis. A l’inverse, pour DARWIN, les mutations sont d’abord celles de l’organisme (génétiques) : le milieu les teste et l’organisme développe celles qui se trouvent par hasard en adéquation avec le milieu ; elles sont retenues comme des « variations avantageuses » qui par accumulation donneront naissance à une nouvelle forme qui supplantera la forme souche. L’ancienne forme dépérit selon une durée plus ou moins longue. Dans les deux cas, aucune finalité déterminant a priori la recherche d’un optimum comme une loi de la nature. La nature ne « veut » pas que « les meilleurs gagnent ». Tout se passe au carrefour du milieu et de la génétique, par le « jeu du  hasard et de la nécessité » selon la formule de Jacques Monod (1910-1976, prix Nobel de physiologie en 1965 ; voir texte 2 p. 384 du manuel).    
2.2. La dérive libérale : la « sociobiologie » ; le faux concept « évolutionniste » d’optimum
Affirmation de l’unité des vivants d’une part et d’autres part compétition pour la survie… « loi de la jungle », donc, non ? Et pour l’espèce humaine, « loi du plus fort », le plus fort étant le meilleur, celui qui résiste le plus à la sélection, pourquoi pas, sociale ! l’Évolutionnisme décrirait une nature et, au-delà, un monde humain impitoyable….
On est là dans l’importation de la notion de « lutte pour la survie » de la biologie à la sociologie.
Or, cette opération n’est pas le fait de DARWIN, mais de SPENCER (Cf. + haut) qui entend faire de l’Évolution une théorie « synthétique », c’est-à-dire englobant tous les domaines, depuis la physique jusqu’à la sociologie, en passant par la biologie et la psychologie. Tout serait, selon, cet autodidacte, pris dans une loi de progrès allant de l’homogène à l’hétérogène et atteignant, cependant, un état d’équilibre ou d’harmonie, dans la société… libérale, of course ! Société de l’individualisme triomphant où la sélection naturelle devient la « survie du plus apte » ; ou société de l’élimination des moins aptes. SPENCER est donc le promoteur du « darwinisme social » qui n‘est pas de DARWIN et n'a rien de scientifique, mais tout d'une idéologie politique.
En effet, les vraies influences de SPENCER sont d’abord les théoriciens ultra-libéraux anglo-saxons, et au premier chef, MALTHUS, auteur de l’Essai sur le principe de population (1797) qui, en pleine expansion du capitalisme anglais, posait comme « naturelle », la compétition sociale et l’élimination « naturelle » des « plus faibles », à savoir des pauvres :
« L’homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille ne peut plus le nourrir, ou si la société ne peut utiliser son travail, n’a pas le moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture, et il est réellement de trop sur la terre. Au banquet de la nature, il n’y a point de couvert mis pour lui. La nature lui commande de s’en aller, et elle ne tarde pas à mettre elle-même cet ordre à exécution. » ; il faut entendre que n’ayant pas à manger, il ne faut pas le secourir et la nature se chargera de le faire mourir… Mais, la mort de faim en société, sous nos yeux, est-elle un fait « naturel » ? En d’autres temps, le malthusianisme a également consisté en politiques de contrôle des naissances plus ou moins autoritaires. Ces temps-ci, il reprend du service, sans avouer son nom, dans les idées de rejet des pauvres, migrants et nomades, au nom d’une prétendue impossibilité de partager les richesses (de ceux qui en ont et qui décident ?!) pour éventuellement subvenir à leurs besoins.
                  Rétablissons les choses. L'Origine est parue en 1859 et ce n’est qu’en 1871, soient douze ans après, que DARWIN traita de l’évolution de l’Homme et des sociétés humaines. Dans l’intervalle, SPENCER et GALTON ont eu le temps de s’approprier « l’application humaine » de la théorie sélective, le premier pour favoriser le « darwinisme social », le second pour promouvoir l’eugénisme (qui propose de compenser l’inefficacité de la sélection naturelle en milieu de civilisation par des mesures d’exclusion reproductive des faibles et des malades). Bizarrement, c’est bien dans MALTHUS, que DARWIN avait trouvé l’inspiration de la « lutte pour la survie » (Struggle for life) et donc de la « sélection naturelle » ; mais, il n’a appliqué ces idées qu’au monde réellement naturel, au vivant, et non à la société humaine. Tout au contraire, dans La descendance de l’Homme et la sélection sexuelle (1871), DARWIN définit la civilisation comme la mise en œuvre extensive et l’institutionnalisation des conduites anti-sélectives : du fait du développement intellectuel de l’homme et de son instinct social, la règle de la lutte individuelle et celle de l’élimination nécessaire des moins adaptés sont contrariées et subissent une évolution régressive. C’est ce que le philosophe des sciences, Patrick TORT, directeur du Dictionnaire du Darwinisme et de l’Évolution (PUF, 1996), appelle « effet réversif de l’évolution » ; effet agissant, au cours du processus civilisationnel, comme une sélection de conduites contre-sélectives. Sorte d’effet dialectique et immanent de la sélection naturelle : le principe de la « variation avantageuse » joue toujours, mais au sein de l’espèce humaine, l’avantage retenu n’est plus biologique mais social ; or, un groupe humain a intérêt à la survie du plus grand nombre de ses individus, les plus faibles peuvent remplir des tâches ne demandant pas beaucoup de force.
En d’autres termes, on peut dire que dans le processus de civilisation, la sélection naturelle n’est plus la force directrice de l’Évolution : en sélectionnant conjointement le développement des instincts sociaux, des sentiments affectifs et de la rationalité, elle a engagé le devenir humain dans la voie d’une reconnaissance de l’autre et d’une morale qui condamnent toute forme d’élimination sélective. Ainsi, la sélection naturelle sélectionne la civilisation, qui contrarie la sélection naturelle. Dans une ample préface à La descendance de l’Homme, intitulée « L’anthropologie inattendue de Charles Darwin », Patrick TORT, met en évidence la réalité d’une anthropologie darwinienne qui tire les conséquences de l’origine animale de l’homme tout en dessinant les lignes de force d’une théorie généreuse de la civilisation et d’une généalogie naturelle de la morale. Loin de prendre l’Évolution et la Sélection naturelle comme un alibi des injustices sociales du capitalisme, justifié par le Libéralisme (son idéologie), on peut donc y voir une première théorie matérialiste de l’éthique et de la justice sociale redistributive : donner plus à ceux qui ont moins. Le « darwinisme social » est en fait « anti-darwinien », faussement darwinien, (ne pas prendre Spencer pour Darwin !). En revanche, si on veut penser un « darwinisme civilisationnel », il faut le concevoir comme une sélection de facteurs éthiques et de justice sociale ; n’en déplaise aux «plus aptes riches» et à leurs idéologues.
2.3. Créationnisme, Fixisme et Dessein intelligent
- « Créationnisme » = affirmation d’une création de la terre, et même de toute la nature, du monde physique ; le concept de « création » implique un créateur créant ex-nihilo, « à partir de rien » : aucune matière première préexistant à la chose créée. Dans le texte « Au commencement Elohim créa les cieux et la terre » (Genèse, I, 1)
Et puis six jours après  (sans préciser le nombre d'heures par jours!): «… Iahvé Elohim forma l’homme, poussière provenant du sol, et il insuffla en ses narines une haleine de vie  et l’homme devint âme vivante. »  (Genèse,  II, 7)
Notons que l’on retrouve l’âme comme principe de vie, car « souffle » en hébreux se dit avec le même mot que « esprit » (rouah). Ce verset peut être trouvé beau, mais il est dépourvu de sens rationnel, car impossible de concevoir le comment de cette opération « magique ». Cela dit, le grand Aristote croyait aussi au principe vital de l’âme, comme tous les « animistes »… Mais a-t-on jamais vu une âme vivre sans corps ? Bizarre, cette manie des hommes à prendre les effets, pour des causes – c’est bien plutôt l’âme qui est rendu possible par le corps (et le langage) – ou à inventer des causes obscures pour expliquer des choses simples.

- « Fixisme » = les espèces vivantes ont été créées telles qu’elles sont aujourd’hui et, donc, n’ont jamais changée, elles ont été faites séparément et une fois pour toutes, pour l'éternité : « Elohim dit : « Que les eaux foisonnent d’une foison d’animaux vivants et que des volatiles volent au-dessus de la terre, à la surface du firmament des cieux !» Elohim créa donc les grands dragons et tous les animaux vivants qui remuent, ceux dont les eaux foisonnent, selon leur espèce, et tout volatile ailé, selon son espèce. » (Genèse, I, 20-21). La mention des « dragons », animaux fabuleux, trahirait-elle la fable, l’affabulation biblique?... Pour les autres animaux il y a, en fait, une création indirecte, sous forme d’un ordre donné à la terre : « Elohim dit : Que la terre fasse sortir des animaux vivants selon leur espèce : bestiaux, reptiles, bêtes sauvages, selon leur espèce ! » (I, 24) ; ce passage évoque la fameuse (fumeuse ?)      « Génération spontanée » ! « Selon leur espèce », cela implique que l’idée de l’espèce est déjà déterminée en Dieu, i.e. qu’il les fait exister conformément à leur « essence » ; trace dans le texte d’une pensée essentialiste et anthropomorphique : l’homme agit souvent après avoir pensé ce qu’il allait faire, l’idée consciente précède l’action (mais pas toujours!); sauf que l’on n’interroge pas l’origine causale de l’idée. D'ailleurs Adam aussi est censé posséder les « essences  des choses » : « Iahvé Elohim dit : ‘’Il n’est pas bon que l’homme soit seul : je veux lui faire une aide qui soit semblable à lui. ‘’ Alors Iahvé forma du sol tout animal des champs et tout oiseaux des cieux, il les amena vers l’homme pour voir comment il les appellerait et pour que tout animal vivant ait pour nom celui dont l’homme l’appellerait. L’homme appela donc de leur nom tous les bestiaux, les oiseaux des cieux, tous les animaux  des champs. Mais pour l’homme, on ne  trouva une aide qui fût semblable à lui. » (Ibid. II, 18). D'où le récit de la création d’Ève durant un sommeil profond d'Adam (Genèse, II, 21)... Normal que les hommes qui ont inventé ces mythes aient voulu leur faire « expliquer » la présence des femmes, êtres pourtant secondaires et soumis dans leur organisation sociale machiste et sexiste, mais indispensables à la reproduction – sans une femme, aux côtés du premier homme, ils n’auraient pas existé, comme descendant d’Adam, et n’auraient pas écrit le roman biblique ! Au passage, notons que le récit (qui a eu, en réalité, plusieurs narrateurs) se contredit : il contient les traces d'une idée plus intéressante que celle de l'interprétation dominante, dans le récit d'une première création de l’Homme, au sens du genre humain et donc à la fois mâle et femelle ; en  Genèse, I ,27, le texte dit « Iche vé icha », mots intéressants signifiant « homme et femme », au sens de la distinction des sexes ; or, on note que « homme » et « femme » se disent pareillement, avec juste une voyelle en plus (« a ») pour la femme... (Les citations bibliques viennent de l'édition scientifique Gallimard, La Pléiade, Paris 1956).
Le fixisme nie donc l’évolution et même le temps long de l’histoire… Selon des théologiens, le monde et la Nature tout entière n’auraient que 6000 ans d’âge (établit à partir des indications généalogiques concernant les patriarches et les prophètes). Datation largement fantaisiste au regard de nos connaissances géologiques, paléontologiques, anthropologiques, physiques, biochimiques, historiques. 6000 ans, c’est, par ex., à peine l’invention de l’écriture chinoise ! (Au passage le texte biblique a été composé entre le 7e et le 2e siècle av. JC, pour fixer des traditions orales et codifier la foi.)

Quelques rappels chronologiques s’imposent…
(Ces chiffres datent un peu, ils n'ont pas été réactualisés à la lumière des dernières découvertes. Les ordres de grandeur sont cependant valables et significatifs. Me signaler d’éventuelles corrections, svp!)
- l’Univers + ou –15 milliards d’années ;
- Système solaire et terre environ, 4,5 milliards d’années ;
- Premières formes de vie sur terre (connues par fossiles ou ossements dans couches géologiques), les Procaryotes (bactéries) = 3,5 milliards d’années environ ; les Eucaryotes (organisation plus complexes, membranes délimitant un matériel génétique chromosomiques + mitochondries, usines chimiques du métabolisme qui dégrade les glucides en énergie grâce à l’oxygène) = 1,5 milliards d’années ; 
- Organismes pluricellulaires, comme les algues, éponges ou méduses = 550 Millions d’années ;
- Premiers petits poisons à mode de vie planctonique = 530 M d’a. ;
- Premiers poissons à squelette minéralisé = 475 M. d’a. ;
- Premières plantes ou animaux terrestres = 410 M. d’a. ;
- Premiers tétrapodes = 360 M. d’a. ;
- Premiers mammifères (les reptiles mammaliens) = vers 300 M. d’a. ;
- Ère des reptiles = entre 250 et 65 M d’a. (fin des dinosaures)
- Premiers primates = 58 M. d’a. (au Maroc, l’Altiatliasius, d’environ 120 grammes) ;
- Ères des singes, après 55 M. d’a.
- Premiers hominidés, autour de 10 M. d’a. 
- Australopithèques à cerveau volumineux (450 cm3), 2,6 M. d’a.
- Homo habilis (600 cm3), autour de 2 M. d’a.
- Homo erectus (1000 cm3), autour de 700 000 a.
- Sapiens ancien (1650 cm3), vers 200 000 ans
- Sapiens actuel (1350 cm3), de 12 000 a. à aujourd’hui

Malgré ces connaissances, l’idéologie religieuse mène depuis une trentaine d’années une offensive anti-évolutionniste et franchement obscurantiste en Occident = « le Dessein intelligent » ; en anglais, Intelligent Design… car il s’agit, en fait, d’une campagne venue des États-Unis.
- « Le Dessein Intelligent » = d’abord le créationnisme (idéologie des fondamentalistes protestants états-uniens) + l'idée d'une « intelligence du monde » ; il est né en 1925 dans le Tennessee (« procès du Singe » que cet État a fait à un enseignant du public qui avait exposé la théorie de Darwin), relancé en 1980 dans l’Arkansas et la Louisiane, états ayant adopté une loi stipulant que « les écoles publiques devront dispenser un enseignement équivalent du créationnisme et de l’évolutionnisme » ; comme si une théorie scientifique était équivalente à une spéculation métaphysique ; comme si mythe = science ! (Cf.  problème du statut épistémologique des énoncés théoriques >> Cours Vérité > Falsifiabilité de POPPER, + tard…) 
En 2000, dopés par la victoire de Bush aux élections, les chrétiens ultra-conservateurs repartent à la charge contre l’Évolutionnisme (le « choc des civilisations » est d’abord une guerre contre le matérialisme et les idées progressistes dont le terrain est la civilisation occidentale !) Mais, cette fois, il s’agit de faire preuve de subtilité… On n’affiche plus un créationnisme pur, on feint d’admettre l’évolutionnisme, mais en affirmant que l’évolution des espèces ne peut être le fruit du hasard et de la sélection naturelle, mais de Dieu qui aurait donc décidé de tout (après avoir lu Darwin ?!). Les organismes vivants ont un tel niveau de complexité et de perfectionnement, qu’il doit y avoir un « intelligence derrière ».
En France, une association, l’Université Interdisciplinaire de Paris (UIP), fondée par Jean STAUNE défend les thèses néo-créationnistes et reçoit son principal soutien financier de la Fondation états-unienne Templeton (source : « Timides offensives en Europe », art. de Michel ALBERGANTI, in « Le Monde des Livres », Le Monde du 15.09.06) 
Avec les progrès de la biologie moléculaire au XXe s. (ADN, Chromosomes), l’évolutionnisme est devenu génétique. Quant à l’origine du vivant ou à une impression d’intelligence dans l’univers, on peut examiner ces questions rationnellement : la Nature est organisée, ordonnée ou « intelligente ». L’idée d’une « Intelligence du monde » divine serait, bien plutôt, une projection inconsciente de l’intelligence du sujet humain sur son objet de connaissance qu’est le vivant : ce n’est pas parce que nous avons le désir de comprendre la Nature et que nous y parvenons par notre intelligence que celle-ci est , elle-même, l’œuvre d’une intention et d’un esprit intelligent !  Prendre l’objet pour un reflet du sujet, MARX analyse ce procédé comme une « conscience renversée » ou une construction idéologique, comme dans la religion où l’on pose que Dieu a créé l’homme, alors que c’est l’homme (sujet) qui a inventé Dieu (objet). FEUERBACH avait déjà soutenu, dans L’Essence du christianisme (1841), que c'est l'homme qui a créé Dieu « à son image »… (Cf. Fiche sur l’Idéologie) D’ailleurs, cette « intelligence du monde » qui n’est qu’effet du hasard et de la nécessité (nombreux essais et échecs sur des temps très longs) est largement idéalisée, car le monde est un mélange d’ordre et de désordre ; il y a du négatif, de la dégradation (Entropie), de la destruction, de la mort, de la maladie, le monde n’est pas « parfait » ; il est ce qu’il est, c’est tout. L’homme lui-même, considérée religieusement comme un « sommet de la création», est un épisode éphémère de l’histoire du monde ou même du vivant. Survivra-t-il jusqu’à la fin du système solaire,  dans environ 4,5 milliards d’années ? Si, oui, ressemblera-t-il à ce qu’il est aujourd’hui ? Aura-t-il, d’ici là, migré sur une exoplanète ?   
                  L’« intelligence créatrice » est un pur produit idéologique, combinant trois « erreurs » de la conscience subjective humaine  : 1° anthropomorphisme + 2° anthropocentrisme + 3° finalisme.
                  Soit : 1° l’homme se représente sans cesse lui-même comme une conscience sujet et ses actions comme causées par lui (alors qu’elles sont aussi déterminées qu’autre chose) ; 2° il se prend comme un centre autour duquel et pour lequel tout est fait, prend sens ; 3° il agit toujours en vue d’une fin consciente (+ ou -), alors il imagine que les processus non-humains, naturels, par ex. se « comportent » de la même façon ; il « voit » donc la nature comme « l’œuvre d’un créateur »lui ressemble étrangement !
                  La fameuse « preuve cosmologique » de l’existence de Dieu (ou « preuve par l’effet ») repose sur les mêmes interprétations subjectives et illusoires : on construit une analogie entre la Nature et une œuvre humaine, par ex. complexe comme une horloge ou, de nos jours, un ordinateur ; puis on dit que la Nature, chose complexe, doit avoir un ingénieur-technicien et inventeur ou « créateur » comme les choses créées par l’homme en ont un ; la nature serait à Dieu ce qu’est une œuvre à un homme, donc sa création…  Bien évidemment, cet artifice rhétorique ne « prouve » rien, ni ne démontre quoi que ce soit, sinon l’obstination de la croyance religieuse à vouloir égaler la raison ou la science… alors qu’il lui suffirait de s’accepter comme « foi sans savoir » pour se faire respecter. Notons, que la critique de ces sophismes est aisée, il suffit de les démonter, de montrer comment ils sont construits ; la simple description du procédé suffit à l’invalider.

3. Sur l’origine du vivant
Le vivant s’engendre lui-même à partir du vivant, par reproduction (déterminée par le code génétique, ADN, de la cellule)… sauf pour les organismes qui ont permis la constitution des premières cellules vivantes autoreproductrices.
Explication naturaliste de l’origine du vivant
1) En 1924, le biochimiste soviétique OPARIN et le biologiste anglais HALDANE formulent les premières hypothèses : l’atmosphère primitive de la terre = un mélange d’hydrogène, de méthane, d’ammoniac et de vapeur d’eau ; ce mélange soumis au rayonnement solaire aurait engendré des molécules organiques ; tombées dans les océans elles s’y seraient accumulées pour former la « soupe chaude primitive » dans laquelle seraient apparus les premiers organismes vivants, simples et hétérotrophes (se nourrissant de matières organiques empruntées à l’extérieur et à respiration anaérobique, soit sans oxygène) = une évolution chimique pré-biologique .
2) En 1953, le jeune chimiste MILLER réalise une expérience décisive : un mélange gazeux d’hydrogène en excès, de méthane, d’ammoniac et d’eau partiellement condensée fut soumis à des étincelles électriques à la pression atmosphérique selon des durées variables (de quelques dizaines à quelques centaines d’heures) ; des acides aminés se sont ainsi formés, de l’acide formique, de l’acide lactique et de l’acide cyanhydrique = les matériaux de base des cellules vivantes…
3) La « soupe primitive » s’appauvrissant  en matières organiques, pour survivre, les hétérotrophes durent élaborer eux-mêmes leurs aliments à partir des molécules du milieu (gaz carbonique) et de l’énergie solaire.
4) Des bactéries photosynthétiques ont dû apparaître et contribué à enrichir l’atmosphère en oxygène (sous-produit de la photosynthèse) ; ce qui a ensuite rendu possible la respiration aérobique  (à base d'oxygène). Donc combinaisons hasardeuses qui se maintiennent entraînant ainsi des réactions en chaînes, sans supprimer pour autant le hasard… Par ex. l’expulsion de CO2 de ces micro-organismes provoque dans la haute atmosphère la couche d’ozone sous l’action des ultraviolets ; mais en retour, cette couche (à 30km de la terre) filtre les rayons solaires et absorbe les radiations d’ultraviolets nocifs pour la vie. Donc un début de vie qui parvient à se maintenir par sélection naturelle, entraîne la formation de corps permettant d’améliorer les conditions de la survie : « effet retour », rétroaction ou encore feedback.
Face à autant d’explications, de théories reconstitutives ou d’hypothèses vérifiées ou plausibles qui manifestent les progrès de la connaissance humaine, il est clair que les opinions et croyances créationnistes, fixistes ne peuvent être que « d’un autre âge », forme de la pensée dépassée, vie intellectuelle périmée et condamnée par « la sélection culturelle » ! Idées en voie d’extinction dont la disparition complète peut encore prendre quelques années comme pour les espèces naturelles inadaptées. Sauf que dans le monde des idées, les préjugés et erreurs peuvent mourir en faisant encore beaucoup de dégâts...

4. Retour à la question « axiologique »
Mais peut-on faire de la vie une valeur ou une source de valeur ?
                  La vie n'a pas besoins de nous pour « être valeur » ! Tous les vivants sont orientés vers leur propre survie et cela induit une valorisation spontanée en termes d'utile ou de nuisible.
Ce système axiologique dual, qui chez les hommes (et d’autres mammifères) se double du couple joie-tristesse, soit plaisir-déplaisir, se trouve au cœur de l'éthique de SPINOZA (1632-1677). Ce dernier, sans anticiper la biologie à venir, a conçu un modèle ontologique reposant sur une dynamique de « persévérance dans l’être autant que possible » : selon son conatus (effort ontologique), chaque être s’efforce non seulement de se conserver, mais d’exister plus et mieux, en éliminant au maximum les sources de douleur, tristesse, déplaisir qui sont autant de diminution de sa « puissance d’agir ». Pour SPINOZA être et agir (ou pâtir, parfois) sont, en effet, une seule et même chose. Ce principe basique repose sur l’expérience et concerne tous les vivants. Cependant, les hommes du fait que leur être est aussi fait de pensées (rarement « adéquates » ou vraies, utiles) peuvent errer, et donc agir selon selon des idées « inadéquates », fausses et nuisibles, voire aller volontairement (et allègrement !) à leur perte…  Car, si l’expérience humaine de ces données ontologiques est commune à toute l’humanité, les illusions de conscience, les mirages de l'imagination et les superstitions des cultures contribuent fortement à les obscurcir, à les rendre « illisibles ».
Ainsi, le Conatus étant un désir d’être, il y a au cœur de l’existence une source de sens, une source de valorisation des choix, actions, choses qui entrent dans le champ d’expérience de l’existence : tel je désire, ou pas, telle chose ou action, telle je la valorise, y compris inconsciemment. Ici, le sens est immanent, et non transcendant ; il ne tombe pas d’en haut (divinité ou autorité quelconque), d’une instance extérieure à l’expérience de la vie. Plus encore le sens se constitue dans l’expérience, dans le rapport d’un corps en effort de vie avec le monde qui l’entoure. Ce corps ira dans telle ou telle direction pour y trouver (parfois en se trompant) un moyen d’être davantage ; ce mouvement directionnel est déjà du « sens ».
A cet égard, « le sens de la vie », c’est d’abord des sens possibles, des significations ou directions dans la  vie… orientations ou désorientations. La déduction axiologique à partir du phénomène de la vie est non seulement possible logiquement, mais elle se produit réellement et causalement d’elle-même, souvent à notre insu[1].
Cela se confirme chez l'auteur de l’Éthique dans le fait qu’il va jusqu’à faire du Conatus, la source d’un « Droit naturel » inaliénable et consistant pour un corps vivant à rechercher et s’efforcer d’obtenir légitimement tout ce qui est propre à sa persévérance ontologique. Ce droit, identifié à la puissance d’agir de chaque être, s’exerce dans le milieu naturel sans règle autre que la confrontation des puissances (d’où la « lutte pour la vie » et la prédation), mais chez les humains qui pensent et raisonnent, il s’exerce dans le cadre de règles et de valorisations conscientes, plus ou moins bonnes ou utiles à tous. Les valeurs morales (ou non) ou de civilisations émergent donc de l’expérience, de la pratique et des rapports des hommes aux choses, à eux-mêmes et entre eux. Dès lors nous n’avons plus besoin de recevoir un code moral d’un dieu… sauf, si incapables de le respecter par nous-mêmes, nous avons besoin d’une source de la loi qui nous fasse peur au-delà des craintes inspirées par les hommes et qui nous fassent également espérerau-delà du possible ! Dans ce cas alors, les plus subtils ou les plus intéressés à une conduite normée du plus grand nombre ne manquent jamais d’inventer un tel code (religion d’Etat, morale publique ou droit civil) et les moyens de le faire respecter (droit pénal).
Spinozisme et darwinisme, une convergence objective est-elle possible ? L’Évolution des espèces nous apprend que l'intelligence adaptative, la persévérance, la lutte pour la vie, la diversité, la variété et, précisément, la coexistence dans des milieux parfois restreints d’espèces différentes sont des paramètres nécessaires du vivant. Ne pourrions pas en faire aussi des valeurs humaines ? On dira qu'il y a aussi la prédation et la grande chaîne alimentaire qui est « sans pitié »… Mais qui dit que la pitié était une valeur positive, constructive et susceptible améliorer les choses ? Pour SPINOZA, « la Commisération est une tristesse qu’accompagne l’idée d’un mal arrivé à un autre que nous imaginons être semblable à nous » (Eth. III, P. 18) et comme telle elle diminue notre puissance d’agir ! Il est remarquable que jamais la pitié n’a sorti de la misère ceux sur qui on s’apitoie. En revanche, la solidarité... nous avons vu que dans la Filiation de l'homme et selon le concept d'effet réversif qui s'en dégage, les hommes ont évolué naturellement vers des formes à la fois naturelles et non-naturelles, i.e. culturelles, d'organisations dans lesquelles le souci de l'autre devient un paramètre de survie du groupe. Les valeurs sont peut-être et c'est à nous de les faire vivre pour vivre mieux, pas seulement individuellement, mais collectivement.

Pour (ne pas) conclure
Mais comment oser dire que la vie et la nature sont une source de valeurs pour les hommes au moment où « ils » détruisent tant leur planète ? Ne sommes-nous entrés dans l'Anthropocène ? L’avenir même de la vie sur terre, et pas seulement des hommes, est désormais « entre leurs mains »... Certes, mais comment le genre humain tout entier qui n'est pas un sujet historique (ni peuple, ni État, ou institutions planétaires souveraines) pourrait-il agir efficacement et réorienter le cours de l'histoire sur terre ? Les sociétés humaines sont organisées selon des modes de production et rapports de production clivés par des classes sociales antagoniques, disait MARX ; dans ce cas, la responsabilité n’est pas la même pour tous, elle varie selon la détention du pouvoir politico-économique. Il y a d’ailleurs débat pour savoir s'il s'agit d'anthropocène ou de capitalocène... Peut-on attendre de responsables intéressés à une destruction qu’ils s’arrêtent ou reconstruisent ? Valeurs boursières ou valeurs de vie ?




[1] Quand NIETZSCHE dénonce le Nihilisme du christianisme qui dévalue la vie au profit d’un au-delà post-mortem  ou celui de son siècle bourgeois qui, après la « mort de Dieu », survalorise le gain et le profit en dévaluant l’individu, c'est aussi pour réhabiliter des valeurs de vie, de désir, d'affirmation, d'action libre et de lutte pour vivre pleinement, « par-delà Bien et Mal »…

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