VIE, VIVANT, VALEUR
Philosophie et science ou croyance et idéologie ?
Notions : Vivant, Raison, Matière-Esprit, Culture,
Religion, Histoire, Morale
On dit « le vivant »
et non « la vie » pour désigner le phénomène en acte (« ce qui vit ») définit
comme objet théorique de la « science de la vie », la biologie. Mais, la vie n’a
pas toujours été un objet de science…
Objet d’interrogation, oui ; mais
surtout de croyance, de faux savoirs,
de préjugés, de valorisations irrationnelles conscientes ou inconscientes,
voire de dévalorisations, par exemple, au profit de la mort (« la vie ne
vaut pas la peine d’être vécu ») ou d'une « vie après la mort »
(imaginaire, idéalisée). Il reste que la vie est un enjeu universel et central
de toute civilisation humaine.
«
Le miracle de la vie », la formule a fait et fait encore « recette »,
mais qu'y a-t-il de miraculeux dans ce phénomène parfaitement naturel, terrestre,
ou aquatique si on pense à ses premiers balbutiements ? Le
« miracle » serait plutôt du côté de l’invention culturelle,
religieuse…
Au-delà
des enjeux épistémologiques (de
connaissance), une réflexion philosophique sur le Vivant peut nous amener à
examiner la question axiologique de la vie (du grec : axia ou axios,
valeur, qualité). Un chiasme un peu désuet de MALRAUX disait : « Une
vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie. » Précisément, que vaut la
vie ? (Non pour les assurances…) Est-elle valeur en elle-même ou source de valeurs ? Et puis, est-il sûr
qu'une vie ne vaille rien, si au moins elle est une vie ?
Avant de reprendre ces questions et enjeux, parcourons le chemin qui mène du
désir de connaître, légitime mais d’abord vain, à une réelle compréhension de
la vie dans son phénomène permanent et dans ses débuts.
1. Rétrospective sur les approches préscientifiques
de la vie
D’un côté, dans la représentation et la culture, on
a essayé d’éliminer le mystère au moyen d’inventions imaginaires proposant un
discours « explicatif » sur les origines et la fin de la vie (mythes,
religions) et auxquels on a voulu croire fermement ; par ex. la vie est un
souffle divin, souffle et esprit se disent pareillement en hébreu, « rouah » ;
de même en latin « anima ». Ici, « l’esprit » que l’on répute
immatériel donnerait naissance à la vie, phénomène matériel… Comment ? Les
croyances (religieuses ou autres) ont la particularité d’ajouter de l’ignorance
au mystère, à l’inconnu ! D’ailleurs, toute croyance (adhésion) est
« au carré » : elle croit quelque chose et croit en elle-même.
Or, si une croyance peut exprimer une valeur et en induire (je crois parce que
je valorise ou l’inverse), elle ne peut constituer un savoir, à la lettre elle ne sait pas puisqu’elle croit… et croît sur le terreau de l’ignorance et
des passions. Si les croyances peuvent être utiles aux hommes, c’est toujours
avec ambivalence ; ex. « Dieu a donné, dieu a repris » cette idée biblique
permet-elle de faire accepter la mort comme le terme nécessaire de la
vie ? Oui, en un sens ; mais elle induit aussi la croyance en un
« royaume de Dieu » où il serait souhaitable de séjourner
« après la mort », nous faisant ainsi dévaloriser la vie… Vouloir expliquer
de l’inconnu par du plus inconnu encore, voire de l’inconnaissable, c’est
le contraire d'une « explication », d’une assignation de cause rationnelle.
De l’autre, dans la pratique, on observait la vie se
reproduire « naturellement » (par la sexualité), on réduisait empiriquement la
part de mystère en découvrant des moyens de procurer ou restaurer la
santé : alimentation, médecines naturelles, réparation (atèle ou
trépanation, chirurgie…) et cela conduisait à concevoir des modèles explicatifs, certes abstraits, mais se
voulant « naturalistes », sans référence à du « surnaturel »
… En attendant de parvenir à une
véritable science du vivant.
Quelques étapes de
l’histoire de l'approche théorique du vivant...
1 - Le finalisme psychique (grec : psyché =
"âme")
Selon ARISTOTE (4e
s. av.), vivre, c'est, pour un corps naturel, naître, croître et dépérir. Autant de mouvements
qui nécessitent et supposent un "moteur” et un "pilote". C’est
l’âme qui tient ce double rôle : elle "anime" (lat. anima) et dirige les différents organes
en fonction d'une fin : la conservation de la vie. Aussi, pour lui, la
fonction, nécessairement finalisée, prime sur l'organe, le conditionne, voire
le suscite : la Nature nous aurait donné des yeux pour voir, et l’âme aurait raison de s’en servir à cet effet !
Il en va de même pour les fonctions vitales : « l'âme nutritive »
indique les fins de subsistance et utilise le corps pour les atteindre. L'âme
serait donc le principe de la vie, elle assigne des fins et organise les
moyens. Mais le finalisme qui détermine tout par le but a le double défaut
d’être sans fondement rationnel et de faire oublier les causes efficientes.
2 - Le modèle
mécaniste ou « l'animal machine »
En 1628, l'anglais W.
HARVEY découvre la circulation sanguine au moyen du modèle théorique des pompes
hydrauliques. DESCARTES (1596-1650), lui, va proposer une conception générale de
la vie reposant sur cette analogie avec les machines (Cf. les horloges, mais aussi les automates
– "ce qui se meut soi-même » – de Vaucanson). Les mouvements vitaux
des corps ne sont dus qu'aux rapports mécaniques et aux agencements des
différentes parties de ces corps contenant comme autant de
"ressorts", "roues", "contrepoids" qu'une horloge
en contient. La vie devient un ensemble de solides et de fluides en mouvements
et en repos, animés par un feu intérieur dont le cœur serait le foyer. Foyer
des émotions et de la sensibilité aussi, car ces machines n’en sont point
privées. Ce mécanisme réalise, par rapport au finalisme aristotélicien, un
progrès consistant à éliminer le principe occulte du vitalisme psychique.
Cependant, il n'évite pas un autre écueil : Dieu est requis comme
créateur des machines vivantes et puis, surtout, l’âme dégagée de son rôle
vital, devient un pur objet « métaphysique ». Le dualisme esprit-matière ou
âme-corps est renforcé ; Descartes pose l’existence de deux « substances »
radicalement différentes : la pensée et l’étendue.
3 - Le modèle
organiciste, insuffisance du mécanisme
KANT, au § 65 de la Critique
de la faculté de juger (1790), propose un dépassement du mécanisme en
pensant la nature comme un tout organisé : un être vivant n'est pas une
machine dotée d'une force « motrice » ; c’est un système ayant une
force formatrice et reproductrice. (Une montre ne peut se réparer elle-même
et encore moins en engendrer d’autres !) Plutôt qu'une machine, la vie serait
donc un organisme, totalité dans laquelle chaque partie existe à
la fois par d'autres, pour d'autres et pour le tout (conservation et
reproduction du tout consistant en un jeu de rapports entre les parties). En
cela, le vivant devient non seulement un être organisé, mais s'organisant
lui-même. Cependant, Kant réintroduit, sous forme de concept régulateur,
sinon constitutif, un finalisme divin ou intelligent dans la nature… En
dépit de la critique radicale du finalisme menée par SPINOZA, dans l’Appendice
du livre I de l’Éthique : « … la Nature
n’a aucune fin à elle prescrite et que toutes les causes finales ne sont rien
que des fictions des hommes… cette doctrine finaliste renverse totalement la
Nature. Car elle considère comme effet ce qui, en réalité, est cause, et vice
versa. »
4 - Le modèle cybernétique
Dans la deuxième
moitié du XXe siècle est apparue une nouvelle conception générale du
vivant reposant, d'une part, sur la Cybernétique ou théorie du
fonctionnement des "machines" naturelles ou artificielles
susceptibles de produire des effets d'adaptation à des situations instables et
variables (ex. robots, pilotes automatiques); et, d'autre part, sur la
théorie de l'Information ou théorie des échanges et communications entre
systèmes, selon laquelle les messages transmis par des signaux quelconques
arrivent en général au but plus ou moins déformés ; on interprète cette
déformation en terme de dégradation inévitable selon une analogie avec l'entropie de CARNOT (cf.
Thermodynamique: dégradation des systèmes énergétiques due à leur
fonctionnement même). Dans cette double référence, la vie peut être conçue
comme un système dynamique ouvert qui défend son équilibre en maintenant
des constantes contre des perturbations qui l'affectent, et en ajustant, soit à
un niveau d'entretien, soit à un niveau de performance à réaliser, les
relations qu'il soutient avec le milieu duquel il tire son énergie. Ainsi la
vie apparaît comme une lutte permanente contre la mort, celle-ci comparable à un effet d’entropie du vivant. La conservation du vivant devient alors un effort
permanent pour contrecarrer cette dégradation, effort comparable, lui, à un
phénomène de « néguentropie »
(énergie négatrice de l'entropie que le système doit développer pour se
maintenir). Dans les Recherches physiologiques sur la vie et la mort
(1822), BICHAT écrivait déjà : "La vie est l'ensemble des fonctions qui résistent à
la mort".
5 - la Biologie
Elle est née avec le
XIXe s. Le mot, formé à partir du grec « bios », vie ; « logos »,
science, apparaît en 1802 dans un ouvrage de l’allemand TREVINARIUS (intitulé «
Biologie ou philosophie de la nature vivante »). Pour lui la biologie doit
étudier «
les différents phénomènes et formes de la vie, les conditions et les lois qui
régissent son existence et les causes qui déterminent son activité ». Au
même moment, et sans connexion, le mot apparaît également dans l’Hydrogéologie
(1802) du français LAMARCK, pour désigner une « théorie des corps vivants ».
Suivront, dans ce même siècle, la Physiologie de Claude BERNARD, la théorie de
l’Évolution de DARWIN, la Théorie cellulaire, la Génétique de MENDEL et la Microbiologie
de PASTEUR. Au XXe s. avec la découverte de l’ADN (1953), support de
l’information génétique servant à la reproduction, la Biologie est devenue
moléculaire.
Dans
La logique du vivant (1970, Gallimard, pp. 146-7), François JACOB conçoit
l’idée contemporaine du vivant, en l’inscrivant dans l’espace et le temps, au
moyen de 4 notions : origine,
continuité, instabilité et contingence (le passage du livre de
Jacob se trouve à la p. 384 du manuel) :
Ø Origine : « tous les êtres vivant actuellement descendent
d’un seul et même ancêtre, ou d’un très petit nombre de formes primitives
».
Ø
Continuité
: « depuis l’apparition sur terre du
premier organisme, le vivant est regardé
comme ne pouvant naître que du
vivant (…) par le seul effet de reproductions successives ».
Ø
Instabilité
: « si la fidélité de la reproduction conduit presque toujours à la formation de l’identique, il lui arrive, rarement mais sûrement, de donner naissance au différent (…) flexibilité
(…) variation nécessaire à l’évolution
».
Ø Contingence : «
on ne décèle aucune intention
d’aucune sorte dans la nature (…) aucune
nécessité a priori à l’existence d’un monde vivant tel qu’il est
aujourd’hui » =
la confirmation scientifique de « l’erreur finaliste » ; même
si, une fois existant, le vivant instaure de la nécessité a posteriori.
2. Zoom sur l’Évolutionnisme et ses
enjeux
« L’homme descend du singe » la formule est
identifiée à tort comme résumant la théorie darwinienne de l’évolution des
espèces. En fait, elle est fausse (hommes et singes ne sont pas alignés, ils sont des « cousins », ont
un ancêtre commun) ; elle est surtout caricaturale : les
anti-évolutionnistes s’en servent comme d’un repoussoir ; une façon de crier au
scandale et de rejeter cette filiation insupportable : « Voyons ! C’est plutôt
le singe qui imite l’homme, ce sommet de la création ! » ; les
« créationnistes » ne peuvent accepter l'idée d'ancêtres animaux de
l'homme (ils sont fixistes) qu'ils croient avoir été « fait » avec de
la glaise et un souffle divin, comme c’est écrit dans la Genèse (écrit et non décrit ; la description suppose un
objet extérieur au discours…). Dans la réception négative de L’Évolution par
les milieux religieux, il n’est pas question d’une confrontation entre deux
thèses d’égale valeur : l’une n’est qu’une croyance, l’autre est une théorie
scientifique. (Cf. repère Croire/Savoir)
L’Évolutionnisme a dérangé son époque et dérange
encore croyants et obscurantistes ; de fait, il produit un effet de révolution
copernicienne (décentrement du sujet humain), comme la physique de Copernic
et Galilée et la psychanalyse de Freud… Comme elles, cette théorie revêt un
enjeu culturel et idéologique et donc de pouvoir : si l’homme «
descend » de Dieu et non d'un ancêtre animal, alors les représentants de
Dieu sur terre ont de l’importance ; sinon, ils doivent descendre de leur piédestal…
2.1.
Lamarckisme et Darwinisme
La vérité historique, sinon l’opinion admise, est donc
qu’il y a deux « pères fondateurs » de l’Évolutionnisme : le français
Jean-Baptiste MONET, chevalier de LAMARCK (1744-1829) et l’anglais Charles
DARWIN (1809-1882). En réalité, ni LAMARCK, ni DARWIN, n’ont utilisé le terme d’
« évolution ». C’est Herbert SPENCER (1820-1903) qui l'utilisa le
premier dans son sens actuel et Thomas HUXLEY qui diffusa le darwinisme sous
l’appellation d’Évolutionnisme.
LAMARCK publie en 1809, la Philosophie
zoologique. Le vivant est une seule et immense chaîne allant des êtres
les plus simples aux plus complexes. Il y a donc continuité du règne animal
dans la diversité et la filiation des grandes espèces. (Idem pour le règne
végétal). Cette continuité dans le changement, est le principe du Transformisme lamarckien : l’être vivant répond aux
changements de circonstances par des mutations organiques, l’emploi fréquent et
soutenu d’un organe quelconque le fortifie et le développe ; inversement, le
défaut d’usage affaiblit et atrophie l’organe.
DARWIN publie L’origine des espèces en
1859. En plus de l’unité du vivant et de la variabilité des espèces, il y
affirme une théorie de la sélection naturelle et de la compétition entre
individus pour la survie : « C’est le principe de conservation, de survivance du
mieux adapté que j’appelle sélection naturel ». (Origine..) C’est même sous cette
pression sélective que les variations entre espèces se font. Le darwinisme se
présente donc comme une « théorie de la descendance modifiée par le moyen de la
sélection naturelle. » (Voir manuel, Dossier sur Darwin, pp 382,383)
Différence importante entre les deux théories : LAMARCK
affirme la prépondérance du milieu
sur les mutations et le principe (non vérifié) de la transmission
héréditaire de caractères acquis. A l’inverse, pour DARWIN, les
mutations sont d’abord celles de l’organisme (génétiques) : le milieu
les teste et l’organisme développe celles qui se trouvent par hasard en
adéquation avec le milieu ; elles sont retenues comme des « variations
avantageuses » qui par accumulation donneront naissance à une nouvelle forme qui
supplantera la forme souche. L’ancienne forme dépérit selon une durée plus ou
moins longue. Dans les deux cas, aucune finalité déterminant a priori la recherche d’un optimum
comme une loi de la nature. La nature ne « veut » pas que « les meilleurs gagnent
». Tout se passe au carrefour du milieu et de la génétique, par le « jeu
du hasard et de la nécessité » selon la formule de Jacques Monod
(1910-1976, prix Nobel de physiologie en 1965 ; voir texte 2 p. 384 du
manuel).
2.2. La dérive libérale : la « sociobiologie » ;
le faux concept « évolutionniste » d’optimum
Affirmation de l’unité
des vivants d’une part et d’autres part compétition pour la survie… « loi
de la jungle », donc, non ? Et pour l’espèce humaine, « loi
du plus fort », le plus fort étant le meilleur, celui qui résiste le
plus à la sélection, pourquoi pas, sociale ! l’Évolutionnisme décrirait
une nature et, au-delà, un monde humain impitoyable….
On est là dans
l’importation de la notion de « lutte pour la survie » de la biologie à la
sociologie.
Or,
cette opération n’est pas le fait de DARWIN, mais de SPENCER (Cf. + haut) qui
entend faire de l’Évolution une théorie « synthétique », c’est-à-dire englobant tous les
domaines, depuis la physique jusqu’à la sociologie, en passant par la biologie
et la psychologie. Tout serait, selon, cet autodidacte, pris dans une loi de
progrès allant de l’homogène à l’hétérogène et atteignant, cependant, un état
d’équilibre ou d’harmonie, dans la société… libérale, of course ! Société de l’individualisme triomphant où la sélection
naturelle devient la « survie du plus apte » ; ou société de l’élimination
des moins aptes. SPENCER est donc le promoteur du « darwinisme social »
qui n‘est pas de DARWIN et n'a rien de scientifique, mais tout d'une idéologie
politique.
En
effet, les vraies influences de SPENCER sont d’abord les théoriciens
ultra-libéraux anglo-saxons, et au premier chef, MALTHUS, auteur de l’Essai
sur le principe de population (1797) qui, en pleine expansion du
capitalisme anglais, posait comme « naturelle », la compétition sociale et l’élimination
« naturelle » des « plus faibles », à savoir des pauvres :
« L’homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille
ne peut plus le nourrir, ou si la société ne peut utiliser son travail, n’a pas
le moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture, et il est
réellement de trop sur la terre. Au banquet de la nature, il n’y a point de
couvert mis pour lui. La nature lui commande de s’en aller, et elle ne tarde
pas à mettre elle-même cet ordre à exécution. » ; il
faut entendre que n’ayant pas à manger, il ne faut pas le secourir et la nature
se chargera de le faire mourir… Mais, la mort de faim en société, sous nos
yeux, est-elle un fait « naturel » ? En d’autres temps, le malthusianisme
a également consisté en politiques de contrôle des naissances plus ou moins
autoritaires. Ces temps-ci, il reprend du service, sans avouer son nom, dans
les idées de rejet des pauvres, migrants et nomades, au nom d’une prétendue
impossibilité de partager les richesses (de ceux qui en ont et qui
décident ?!) pour éventuellement subvenir à leurs besoins.
Rétablissons les choses. L'Origine
est parue en 1859 et ce n’est qu’en 1871, soient douze ans après, que DARWIN traita
de l’évolution de l’Homme et des sociétés humaines. Dans l’intervalle, SPENCER
et GALTON ont eu le temps de s’approprier « l’application humaine » de la
théorie sélective, le premier pour favoriser le « darwinisme social », le second
pour promouvoir l’eugénisme (qui propose de compenser l’inefficacité de la
sélection naturelle en milieu de civilisation par des mesures d’exclusion
reproductive des faibles et des malades). Bizarrement, c’est bien dans MALTHUS,
que DARWIN avait trouvé l’inspiration de la « lutte pour la survie » (Struggle for life) et donc de la «
sélection naturelle » ; mais, il n’a appliqué ces idées qu’au monde
réellement naturel, au vivant, et non à la société humaine. Tout au contraire, dans La descendance de l’Homme et la
sélection sexuelle (1871), DARWIN définit la civilisation comme la mise
en œuvre extensive et l’institutionnalisation des conduites anti-sélectives :
du fait du développement intellectuel de l’homme et de son instinct social, la
règle de la lutte individuelle et celle de l’élimination nécessaire des moins
adaptés sont contrariées et
subissent une évolution régressive. C’est ce que le philosophe des
sciences, Patrick TORT, directeur du Dictionnaire du Darwinisme et de
l’Évolution (PUF, 1996), appelle « effet réversif de l’évolution » ;
effet agissant, au cours du processus civilisationnel, comme une sélection de conduites
contre-sélectives. Sorte d’effet dialectique et immanent de la sélection
naturelle : le principe de la « variation avantageuse » joue toujours,
mais au sein de l’espèce humaine, l’avantage retenu n’est plus biologique mais
social ; or, un groupe humain a intérêt à la survie du plus grand nombre
de ses individus, les plus faibles peuvent remplir des tâches ne demandant pas
beaucoup de force.
En
d’autres termes, on peut dire que dans le processus de civilisation, la
sélection naturelle n’est plus la force directrice de l’Évolution : en
sélectionnant conjointement le développement des instincts sociaux, des
sentiments affectifs et de la rationalité, elle a engagé le devenir humain dans
la voie d’une reconnaissance de l’autre et d’une morale qui condamnent toute
forme d’élimination sélective. Ainsi, la
sélection naturelle sélectionne la civilisation, qui contrarie la sélection
naturelle. Dans une ample préface à La
descendance de l’Homme, intitulée « L’anthropologie inattendue de
Charles Darwin », Patrick TORT, met en évidence la réalité d’une
anthropologie darwinienne qui tire les conséquences de l’origine animale de
l’homme tout en dessinant les lignes de
force d’une théorie généreuse de la civilisation et d’une généalogie naturelle
de la morale. Loin de prendre l’Évolution et la Sélection naturelle comme
un alibi des injustices sociales du capitalisme, justifié par le Libéralisme
(son idéologie), on peut donc y voir une première théorie matérialiste de
l’éthique et de la justice sociale redistributive : donner plus à ceux qui ont
moins. Le « darwinisme social » est en fait « anti-darwinien »,
faussement darwinien, (ne pas prendre Spencer pour Darwin !). En revanche,
si on veut penser un « darwinisme civilisationnel », il faut le
concevoir comme une sélection de facteurs éthiques et de justice sociale ;
n’en déplaise aux «plus aptes riches» et à leurs idéologues.
2.3. Créationnisme,
Fixisme et Dessein intelligent
- « Créationnisme »
= affirmation d’une création de la terre, et même de toute la nature, du monde
physique ; le concept de « création » implique un créateur créant ex-nihilo,
« à partir de rien »
: aucune matière première préexistant à la chose créée. Dans le texte « Au
commencement Elohim créa les cieux et la terre » (Genèse, I, 1)
Et
puis six jours après (sans préciser le nombre d'heures par jours!): «… Iahvé Elohim forma l’homme, poussière provenant
du sol, et il insuffla en ses narines une haleine de vie et l’homme devint âme vivante. » (Genèse, II, 7)
Notons
que l’on retrouve l’âme comme principe de vie, car « souffle » en
hébreux se dit avec le même mot que « esprit » (rouah). Ce verset peut être trouvé beau, mais il est dépourvu de
sens rationnel, car impossible de concevoir le comment de cette opération
« magique ». Cela dit, le grand Aristote croyait aussi au principe
vital de l’âme, comme tous les « animistes »… Mais a-t-on jamais vu une âme vivre sans corps ? Bizarre,
cette manie des hommes à prendre les effets, pour des causes – c’est bien plutôt
l’âme qui est rendu possible par le corps (et le langage) – ou à inventer des
causes obscures pour expliquer des choses simples.
- « Fixisme » =
les espèces vivantes ont été créées telles qu’elles sont aujourd’hui et, donc,
n’ont jamais changée, elles ont été faites séparément et une fois pour toutes, pour l'éternité : « Elohim dit : « Que les eaux foisonnent d’une foison
d’animaux vivants et que des volatiles volent au-dessus de la terre, à la
surface du firmament des cieux !» Elohim créa donc les grands dragons et tous
les animaux vivants qui remuent, ceux dont les eaux foisonnent, selon leur
espèce, et tout volatile ailé, selon son espèce. » (Genèse, I, 20-21). La mention des «
dragons », animaux fabuleux, trahirait-elle la fable, l’affabulation
biblique?... Pour les autres animaux il y a, en fait, une création indirecte, sous
forme d’un ordre donné à la terre : « Elohim dit :
Que la terre fasse sortir des animaux vivants selon leur espèce : bestiaux,
reptiles, bêtes sauvages, selon leur espèce ! » (I,
24) ; ce passage évoque la fameuse (fumeuse ?) « Génération spontanée » ! « Selon
leur espèce », cela implique que l’idée de l’espèce est déjà déterminée en Dieu, i.e. qu’il les fait exister
conformément à leur « essence » ; trace dans le texte d’une
pensée essentialiste et anthropomorphique : l’homme agit souvent après avoir
pensé ce qu’il allait faire, l’idée consciente précède l’action (mais pas
toujours!); sauf que l’on n’interroge pas l’origine causale de l’idée.
D'ailleurs Adam aussi est censé posséder les « essences des choses » :
« Iahvé
Elohim dit : ‘’Il n’est pas bon que
l’homme soit seul : je veux lui faire une aide qui soit semblable à lui. ‘’
Alors Iahvé forma du sol tout animal des champs et tout oiseaux des cieux, il
les amena vers l’homme pour voir comment il les appellerait et pour que tout
animal vivant ait pour nom celui dont l’homme l’appellerait. L’homme appela
donc de leur nom tous les bestiaux, les oiseaux des cieux, tous les
animaux des champs. Mais pour l’homme,
on ne trouva une aide qui fût semblable
à lui. » (Ibid. II, 18). D'où le récit de la création d’Ève durant un
sommeil profond d'Adam (Genèse, II, 21)... Normal que les hommes qui ont
inventé ces mythes aient voulu leur faire « expliquer » la présence
des femmes, êtres pourtant secondaires et soumis dans leur organisation sociale
machiste et sexiste, mais indispensables à la reproduction – sans une femme, aux côtés du premier homme, ils
n’auraient pas existé, comme descendant d’Adam, et n’auraient pas écrit le
roman biblique ! Au passage, notons que le récit (qui a eu, en réalité,
plusieurs narrateurs) se contredit : il contient les traces d'une idée
plus intéressante que celle de l'interprétation dominante, dans le récit d'une
première création de l’Homme, au sens du genre humain et donc à la fois
mâle et femelle ; en Genèse,
I ,27, le texte dit « Iche vé icha », mots intéressants
signifiant « homme et femme », au sens de la distinction des
sexes ; or, on note que « homme » et « femme » se
disent pareillement, avec juste une voyelle en plus (« a ») pour la
femme... (Les citations bibliques viennent de l'édition scientifique Gallimard,
La Pléiade, Paris 1956).
Le
fixisme nie donc l’évolution et même le temps long de l’histoire… Selon des
théologiens, le monde et la Nature tout entière n’auraient que 6000 ans d’âge
(établit à partir des indications généalogiques concernant les patriarches et
les prophètes). Datation largement fantaisiste au regard de nos connaissances
géologiques, paléontologiques, anthropologiques, physiques, biochimiques,
historiques. 6000 ans, c’est, par ex., à peine l’invention de l’écriture
chinoise ! (Au passage le texte biblique a été composé entre le 7e
et le 2e siècle av. JC, pour fixer des traditions orales et codifier
la foi.)
Quelques rappels chronologiques s’imposent…
(Ces chiffres datent
un peu, ils n'ont pas été réactualisés à la lumière des dernières découvertes. Les
ordres de grandeur sont cependant valables et significatifs. Me signaler d’éventuelles
corrections, svp!)
- l’Univers + ou –15
milliards d’années ;
- Système solaire et
terre environ, 4,5 milliards d’années ;
- Premières formes de
vie sur terre (connues par fossiles ou ossements dans couches géologiques), les
Procaryotes (bactéries) = 3,5 milliards d’années environ ; les Eucaryotes
(organisation plus complexes, membranes délimitant un matériel génétique
chromosomiques + mitochondries, usines chimiques du métabolisme qui dégrade les
glucides en énergie grâce à l’oxygène) = 1,5 milliards d’années ;
- Organismes
pluricellulaires, comme les algues, éponges ou méduses = 550 Millions d’années
;
- Premiers petits
poisons à mode de vie planctonique = 530 M d’a. ;
- Premiers poissons à
squelette minéralisé = 475 M. d’a. ;
- Premières plantes ou
animaux terrestres = 410 M. d’a. ;
- Premiers tétrapodes
= 360 M. d’a. ;
- Premiers mammifères
(les reptiles mammaliens) = vers 300 M. d’a. ;
- Ère des reptiles =
entre 250 et 65 M d’a. (fin des dinosaures)
- Premiers primates =
58 M. d’a. (au Maroc, l’Altiatliasius, d’environ 120 grammes) ;
- Ères des singes,
après 55 M. d’a.
- Premiers hominidés,
autour de 10 M. d’a.
- Australopithèques à
cerveau volumineux (450 cm3), 2,6 M. d’a.
- Homo habilis
(600 cm3), autour de 2 M. d’a.
- Homo erectus
(1000 cm3), autour de 700 000 a.
- Sapiens
ancien (1650 cm3), vers 200 000 ans
- Sapiens
actuel (1350 cm3), de 12 000 a. à aujourd’hui
Malgré ces connaissances, l’idéologie religieuse mène
depuis une trentaine d’années une offensive anti-évolutionniste et franchement
obscurantiste en Occident = « le Dessein intelligent » ; en anglais, Intelligent Design… car il s’agit, en
fait, d’une campagne venue des États-Unis.
- « Le Dessein Intelligent » = d’abord le
créationnisme (idéologie des fondamentalistes protestants états-uniens) +
l'idée d'une « intelligence du monde » ; il est né en 1925 dans
le Tennessee (« procès du Singe » que cet État a fait à un enseignant du public
qui avait exposé la théorie de Darwin), relancé en 1980 dans l’Arkansas et la
Louisiane, états ayant adopté une loi stipulant que « les écoles publiques
devront dispenser un enseignement équivalent du créationnisme et de
l’évolutionnisme » ; comme si une théorie scientifique était équivalente à une
spéculation métaphysique ; comme si mythe = science ! (Cf. problème du statut épistémologique des énoncés
théoriques >> Cours Vérité > Falsifiabilité de POPPER, + tard…)
En 2000, dopés par la victoire de Bush
aux élections, les chrétiens ultra-conservateurs repartent à la charge contre
l’Évolutionnisme (le « choc des civilisations » est d’abord une guerre contre
le matérialisme et les idées progressistes dont le terrain est la civilisation
occidentale !) Mais, cette fois, il s’agit de faire preuve de subtilité… On
n’affiche plus un créationnisme pur, on feint d’admettre l’évolutionnisme, mais
en affirmant que l’évolution des espèces ne peut être le fruit du hasard et de
la sélection naturelle, mais de Dieu qui aurait donc décidé de tout (après
avoir lu Darwin ?!). Les organismes vivants ont un tel niveau de
complexité et de perfectionnement, qu’il doit y avoir un « intelligence
derrière ».
En France, une association, l’Université
Interdisciplinaire de Paris (UIP), fondée par Jean STAUNE défend les thèses
néo-créationnistes et reçoit son principal soutien financier de la Fondation
états-unienne Templeton (source : « Timides offensives en Europe », art. de
Michel ALBERGANTI, in « Le Monde des Livres », Le Monde
du 15.09.06)
Avec
les progrès de la biologie moléculaire au XXe s. (ADN, Chromosomes),
l’évolutionnisme est devenu génétique. Quant à l’origine du vivant ou à une
impression d’intelligence dans l’univers, on peut examiner ces questions
rationnellement : la Nature est organisée, ordonnée ou
« intelligente ». L’idée d’une « Intelligence du monde » divine
serait, bien plutôt, une projection inconsciente de l’intelligence du sujet humain sur son objet de connaissance qu’est le vivant :
ce n’est pas parce que nous avons le désir de comprendre la Nature et que nous
y parvenons par notre intelligence que celle-ci est , elle-même, l’œuvre
d’une intention et d’un esprit intelligent !
Prendre l’objet pour un reflet du sujet, MARX analyse ce procédé comme une
« conscience renversée » ou une construction idéologique, comme dans la
religion où l’on pose que Dieu a créé l’homme, alors que c’est l’homme (sujet)
qui a inventé Dieu (objet). FEUERBACH avait déjà soutenu, dans L’Essence du
christianisme (1841), que c'est l'homme qui a créé Dieu « à son
image »… (Cf. Fiche sur l’Idéologie) D’ailleurs, cette « intelligence du
monde » qui n’est qu’effet du hasard et de la nécessité (nombreux essais et
échecs sur des temps très longs) est largement idéalisée, car le monde est un
mélange d’ordre et de désordre ; il y a du négatif, de la dégradation
(Entropie), de la destruction, de la mort, de la maladie, le monde n’est pas «
parfait » ; il est ce qu’il est, c’est tout. L’homme lui-même, considérée
religieusement comme un « sommet de la création», est un épisode éphémère de
l’histoire du monde ou même du vivant. Survivra-t-il jusqu’à la fin du système
solaire, dans environ 4,5 milliards
d’années ? Si, oui, ressemblera-t-il à ce qu’il est aujourd’hui ? Aura-t-il,
d’ici là, migré sur une exoplanète ?
L’« intelligence créatrice »
est un pur produit idéologique, combinant trois « erreurs » de la
conscience subjective humaine : 1° anthropomorphisme + 2°
anthropocentrisme + 3° finalisme.
Soit : 1° l’homme se
représente sans cesse lui-même comme une conscience sujet et ses actions comme
causées par lui (alors qu’elles sont aussi déterminées qu’autre chose) ;
2° il se prend comme un centre autour duquel et pour lequel tout est fait,
prend sens ; 3° il agit toujours en vue d’une fin consciente (+ ou -), alors
il imagine que les processus non-humains, naturels, par ex. se « comportent »
de la même façon ; il « voit » donc la nature comme « l’œuvre d’un
créateur »lui ressemble étrangement !
La fameuse « preuve
cosmologique » de l’existence de
Dieu (ou « preuve par l’effet ») repose sur les mêmes interprétations
subjectives et illusoires : on construit une analogie entre la Nature et
une œuvre humaine, par ex. complexe comme une horloge ou, de nos jours, un
ordinateur ; puis on dit que la Nature, chose complexe, doit avoir un
ingénieur-technicien et inventeur ou « créateur » comme les choses créées par l’homme en
ont un ; la nature serait à Dieu ce
qu’est une œuvre à un homme, donc sa
création… Bien évidemment, cet
artifice rhétorique ne « prouve » rien, ni ne démontre quoi que ce
soit, sinon l’obstination de la croyance religieuse à vouloir égaler la raison
ou la science… alors qu’il lui suffirait de s’accepter comme « foi sans
savoir » pour se faire respecter. Notons, que la critique de ces sophismes
est aisée, il suffit de les démonter,
de montrer comment ils sont construits ; la simple description du procédé
suffit à l’invalider.
3. Sur l’origine du vivant
Le vivant s’engendre lui-même à partir du vivant, par
reproduction (déterminée par le code génétique, ADN, de la cellule)… sauf pour
les organismes qui ont permis la constitution des premières cellules vivantes autoreproductrices.
Explication naturaliste
de l’origine du vivant
1) En 1924, le
biochimiste soviétique OPARIN et le biologiste anglais HALDANE formulent les
premières hypothèses : l’atmosphère primitive de la terre = un mélange
d’hydrogène, de méthane, d’ammoniac et de vapeur d’eau ; ce mélange soumis au
rayonnement solaire aurait engendré des molécules organiques ; tombées dans les
océans elles s’y seraient accumulées pour former la « soupe chaude primitive
» dans laquelle seraient apparus les premiers organismes vivants, simples
et hétérotrophes (se nourrissant de matières organiques empruntées à
l’extérieur et à respiration anaérobique, soit sans oxygène) = une évolution
chimique pré-biologique .
2) En 1953, le jeune
chimiste MILLER réalise une expérience décisive : un mélange gazeux d’hydrogène
en excès, de méthane, d’ammoniac et d’eau partiellement condensée fut soumis à
des étincelles électriques à la pression atmosphérique selon des durées
variables (de quelques dizaines à quelques centaines d’heures) ; des acides
aminés se sont ainsi formés, de l’acide formique, de l’acide lactique et de
l’acide cyanhydrique = les matériaux de base des cellules vivantes…
3) La « soupe
primitive » s’appauvrissant en matières
organiques, pour survivre, les hétérotrophes durent élaborer eux-mêmes leurs
aliments à partir des molécules du milieu (gaz carbonique) et de l’énergie
solaire.
4) Des bactéries
photosynthétiques ont dû apparaître et contribué à enrichir l’atmosphère en
oxygène (sous-produit de la photosynthèse) ; ce qui a ensuite rendu possible la
respiration aérobique (à base d'oxygène).
Donc combinaisons hasardeuses qui se maintiennent entraînant ainsi des
réactions en chaînes, sans supprimer pour autant le hasard… Par ex. l’expulsion
de CO2 de ces micro-organismes provoque dans la haute atmosphère la
couche d’ozone sous l’action des ultraviolets ; mais en retour, cette couche (à
30km de la terre) filtre les rayons solaires et absorbe les radiations
d’ultraviolets nocifs pour la vie. Donc un début de vie qui parvient à se
maintenir par sélection naturelle, entraîne la formation de corps permettant
d’améliorer les conditions de la survie : « effet retour »,
rétroaction ou encore feedback.
Face à autant d’explications, de
théories reconstitutives ou d’hypothèses vérifiées ou plausibles qui
manifestent les progrès de la connaissance humaine, il est clair que les
opinions et croyances créationnistes, fixistes ne peuvent être que « d’un
autre âge », forme de la pensée dépassée, vie intellectuelle périmée et
condamnée par « la sélection culturelle » ! Idées en voie d’extinction
dont la disparition complète peut encore prendre quelques années comme pour les
espèces naturelles inadaptées. Sauf que dans le monde des idées, les préjugés
et erreurs peuvent mourir en faisant encore beaucoup de dégâts...
4.
Retour à la question « axiologique »
Mais peut-on faire de la vie une valeur ou une source de
valeur ?
La
vie n'a pas besoins de nous pour « être valeur » ! Tous les
vivants sont orientés vers leur propre survie et cela induit une valorisation
spontanée en termes d'utile ou de nuisible.
Ce système axiologique dual, qui chez
les hommes (et d’autres mammifères) se double du couple joie-tristesse, soit plaisir-déplaisir, se trouve au cœur de
l'éthique de SPINOZA (1632-1677). Ce
dernier, sans anticiper la biologie à venir, a conçu un modèle ontologique
reposant sur une dynamique de « persévérance
dans l’être autant que possible » : selon son conatus (effort
ontologique), chaque être s’efforce non seulement de se conserver, mais d’exister plus et mieux, en éliminant au
maximum les sources de douleur, tristesse, déplaisir qui sont autant
de diminution de sa « puissance
d’agir ». Pour SPINOZA être et
agir (ou pâtir, parfois) sont, en effet, une seule et même chose. Ce principe basique repose sur l’expérience
et concerne tous les vivants. Cependant, les hommes du fait que leur être est
aussi fait de pensées (rarement « adéquates » ou vraies, utiles) peuvent
errer, et donc agir selon selon des idées « inadéquates », fausses et
nuisibles, voire aller volontairement (et allègrement !) à leur
perte… Car, si l’expérience humaine de
ces données ontologiques est commune à toute l’humanité, les illusions de
conscience, les mirages de l'imagination et les superstitions des cultures contribuent
fortement à les obscurcir, à les rendre « illisibles ».
Ainsi, le Conatus étant un désir d’être, il y a au cœur de l’existence
une source de sens, une source de
valorisation des choix, actions, choses qui entrent dans le champ d’expérience
de l’existence : tel je désire, ou pas, telle chose ou action, telle je la
valorise, y compris inconsciemment. Ici, le
sens est immanent, et non transcendant ; il ne tombe pas d’en haut
(divinité ou autorité quelconque), d’une instance extérieure à l’expérience de
la vie. Plus encore le sens se constitue
dans l’expérience, dans le rapport d’un corps en effort de vie avec le monde qui l’entoure. Ce corps ira
dans telle ou telle direction pour y
trouver (parfois en se trompant) un moyen d’être davantage ; ce mouvement directionnel est déjà du
« sens ».
A cet égard, « le sens de la vie »,
c’est d’abord des sens possibles, des
significations ou directions dans la vie… orientations ou désorientations. La déduction axiologique à partir du
phénomène de la vie est non seulement possible
logiquement, mais elle se produit
réellement et causalement d’elle-même, souvent à notre insu[1].
Cela se confirme chez l'auteur de l’Éthique
dans le fait qu’il va jusqu’à
faire du Conatus, la source
d’un « Droit naturel »
inaliénable et consistant pour un corps vivant à rechercher et s’efforcer d’obtenir légitimement tout ce qui est propre
à sa persévérance ontologique. Ce droit, identifié à la puissance d’agir de
chaque être, s’exerce dans le milieu naturel sans règle autre que la
confrontation des puissances (d’où la « lutte pour la vie » et la
prédation), mais chez les humains qui pensent et raisonnent, il s’exerce dans
le cadre de règles et de valorisations
conscientes, plus ou moins bonnes ou utiles à tous. Les valeurs morales (ou
non) ou de civilisations émergent donc de l’expérience, de la pratique et des
rapports des hommes aux choses, à eux-mêmes et entre eux. Dès lors nous n’avons
plus besoin de recevoir un code moral d’un dieu… sauf, si incapables de le
respecter par nous-mêmes, nous avons besoin d’une source de la loi qui nous
fasse peur au-delà des craintes
inspirées par les hommes et qui nous fassent également espérer… au-delà du possible !
Dans ce cas alors, les plus subtils ou les plus intéressés à une conduite
normée du plus grand nombre ne manquent jamais d’inventer un tel code (religion
d’Etat, morale publique ou droit civil) et les moyens de le faire respecter
(droit pénal).
Spinozisme et darwinisme, une convergence objective
est-elle possible ? L’Évolution des espèces nous apprend que l'intelligence adaptative, la persévérance,
la lutte pour la vie, la diversité, la variété et, précisément, la coexistence
dans des milieux parfois restreints d’espèces différentes sont des paramètres nécessaires du vivant. Ne
pourrions pas en faire aussi des valeurs humaines ? On dira qu'il y a
aussi la prédation et la grande chaîne alimentaire qui est « sans
pitié »… Mais qui dit que la pitié était une valeur positive, constructive
et susceptible améliorer les choses ? Pour SPINOZA, « la Commisération est une tristesse
qu’accompagne l’idée d’un mal arrivé à un autre que nous imaginons être
semblable à nous » (Eth. III, P. 18) et comme telle elle diminue notre puissance d’agir ! Il est
remarquable que jamais la pitié n’a sorti de la misère ceux sur qui on
s’apitoie. En revanche, la solidarité... nous avons vu que dans la Filiation
de l'homme et selon le concept d'effet réversif qui s'en dégage, les
hommes ont évolué naturellement vers des formes à la fois naturelles et non-naturelles, i.e. culturelles,
d'organisations dans lesquelles le souci
de l'autre devient un paramètre de survie du groupe. Les valeurs sont
peut-être là et c'est à nous de les
faire vivre pour vivre mieux, pas seulement individuellement, mais
collectivement.
Pour (ne pas) conclure
Mais comment oser dire que la vie et la nature sont une
source de valeurs pour les hommes au moment où « ils » détruisent
tant leur planète ? Ne sommes-nous entrés dans l'Anthropocène ?
L’avenir même de la vie sur terre, et pas seulement des hommes, est désormais « entre
leurs mains »... Certes, mais comment le
genre humain tout entier qui n'est pas un sujet historique (ni peuple,
ni État, ou institutions planétaires souveraines) pourrait-il agir efficacement
et réorienter le cours de l'histoire sur terre ? Les sociétés humaines
sont organisées selon des modes de production
et rapports de production clivés
par des classes sociales antagoniques, disait MARX ; dans ce cas, la
responsabilité n’est pas la même pour tous, elle varie selon la détention du
pouvoir politico-économique. Il y a d’ailleurs débat pour savoir s'il s'agit d'anthropocène ou de capitalocène...
Peut-on attendre de responsables intéressés
à une destruction qu’ils s’arrêtent ou reconstruisent ? Valeurs boursières
ou valeurs de vie ?
[1] Quand NIETZSCHE dénonce le Nihilisme du christianisme qui dévalue la vie au profit d’un
au-delà post-mortem ou celui de son siècle bourgeois qui, après
la « mort de Dieu », survalorise le gain et le profit en dévaluant
l’individu, c'est aussi pour réhabiliter des valeurs de vie, de désir, d'affirmation,
d'action libre et de lutte pour vivre pleinement, « par-delà Bien et
Mal »…
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